22.10. Connaissances et valeurs.

(Extrait du livre Eco-philosophie de Henryk Skolimowski)

Nous commençons cette étude par certaines distinctions, indispensables pour comprendre la vision scientifique du monde. En même temps, elles sont la cause de beaucoup de nos problèmes actuels, conceptuels et autres. L'une est la distinction entre le savoir et les valeurs. Leur séparation fut un événement considérable dans l'histoire intellectuelle de l'Occident, conduisant à l'émancipation des disciplines scientifiques spécialisées du corps de la philosophie naturelle. Ce fut aussi un événement périlleux : à long terme, il entraîna une conception de l'univers semblable à un mécanisme horloger et l'élimination progressive de notre savoir en désaccord avec cette compréhension mécanique, y compris les valeurs intrinsèques, qui furent remplacées par des valeurs instrumentales. Logiquement, deux processus différents semblent avoir eu lieu : d'une part, l'exploration intensive du monde physique, et d'autre part, la lente disparition des valeurs intrinsèques. Cependant, cette séparation logique est trompeuse car nous ne sommes pas en présence de deux processus, mais de deux aspects différents du même mécanisme. De plus, la quête d'explications scientifiques et la forte croissance des sciences physiques coïncidaient avec le déclin des valeurs intrinsèques et s'inscrivaient dans son contexte. L'augmentation des connaissances dans le monde de la physique s'est fait au détriment des valeurs humaines. Quand les unes s'élèvent, les autres chutes. Il s'ensuit que la résurrection des valeurs intrinsèques et leur rétablissement au centre de nos vies peut être menés à bien. Ce bouleversement se fera sans doute aux dépens de notre adulation pour la science et les faits physiques que nous avions abusivement promus au rang de divinités.

Les quatre positions historiques originelles.

Historiquement, l'on rencontre quatre positions quant aux valeurs et connaissances. La première approche et celle de l'antiquité classique dont Platon fournit un exemple. Valeurs et connaissances sont unies et les unes ne doivent dominer ou servir les autres. Platon croyait en l'unité de la vérité, de la divinité, de la beauté. Son univers des valeurs et des connaissances englobe deux aspects d'une même chose : aucune connaissance n'est privée de valeur, et aucune valeur n'est vide de connaissance. Selon Platon, posséder une connaissance supérieure mène à une vie supérieure. La connaissance est une partie essentielle des structures de la vie. De nombreuses erreurs sont les fruits de l'ignorance. Au Moyen âge, nous pouvons distinguer une seconde approche. Connaissances et valeurs restent unifiées, mais les premières sont subordonnées aux secondes et ces dernières sont définies par l'église. Ainsi, les connaissances sont au service des valeurs et doivent se conformer aux valeurs, considérées a priori comme suprêmes. Pour connaître le dessein divin, la volonté de Dieu et les valeurs qui en découlent, il est parfois nécessaire de faire appel à des facultés supérieures à la simple intelligence humaine, qui peut découvrir des contradictions entre la raison naturelle et l'ordre divin. Il en résulte que la révélation fut acceptée comme un mode de cognition, parce qu'elle permettait de transcender la raison et de justifier la fusion des connaissances et des valeurs sous la primauté des secondes. La troisième sépare les connaissances des valeurs, sans toutefois accorder de suprématie à aucune. Emmanuel Kant (1720 -- 1804) en est peut-être le meilleur représentant. Il reconnut dans la physique de Newton une connaissance indubitable qui gouverne le comportement de l'univers physique, considéré comme un domaine autonome. Mais en même temps, il refusait de soumettre l'autonomie et la souveraineté de l'homme à quelque système déterministe de lois physiques.D'où son résumé de l'autonomie des deux royaumes : " Le ciel étoilé au-dessus de nous et la loi morale en nous ".

Il va de soi que la quatrième et dernière attitude est celle de l'empirisme classique et de ses extensions récentes : le positivisme du 19iéme siècle et l'empirisme logique du 20iéme siècle. Cette position sépare les valeurs des connaissances et attache une importance suprême à la connaissance des sciences physiques. Elle décrète que les valeurs ne sont pas vraiment des connaissances et établit ipso facto la suprématie des connaissances sur les valeurs. Cette tradition nous est si proche et nous entoure si constamment et si fortement que nous sommes le plus souvent incapables de la distinguer pour reconnaître son impact sur nos esprits.

L'empirisme classique.

La position empiriste occupe une très grande place sur notre échelle intellectuelle. Cette tradition est devenue notre orthodoxie intellectuelle, elle inspire nos pensées et jugements et c'est elle qui a chassé les valeurs de notre société, de nos universités, de nos vies individuelles. Une multitude de causes et d'effets sont à démêler avant de comprendre comment les visions et aperçus originaux de Bacon, Galilée, Descartes etc. ont donné naissance aux doctrines, comment ils ont pénétré les divers domaines de l'érudition et de la vie et comment ils se sont développés au cours des siècles. Et comment ce processus continu à s'autodévelopper et à exercer un contrôle rigide, séparant les valeurs légitimes des illégitimes. Ainsi, les recherches des armes chimiques sont légitimes parce qu'elles sont une extension des connaissances objectives dans le domaine de la chimie, tandis que les recherches en acupuncture sont illégitimes parce qu'elles semblent s'opposer à certains principes fondamentaux du monde empiriste. La connexion entre une stratégie particulière et les principes de base de la vision du monde est indirecte et difficilement décelable, mais elle est bien présente si nous persévérons à la rechercher.

Il semble étrange que cette connexion soit souvent plus aisément comprise par les intellectuels "amateurs" et les jeunes contestataires que par les esprits "distingués" qui dirigent nos universités. La tradition intellectuelle a directement ou indirectement entraîné l'abandon des valeurs au cours du 17iéme siècle. À cette époque, les doctrines de Bacon, Galilée, Newton, Hobbes, Locke, Hume, etc. remaniaient le monde, ou plutôt l'image que nous en avions, pour le rendre indépendant des religions. Au cours du 18e siècle, le centre de gravité s'implanta en France où d'Alembert, Condillac, Condorcet, Diderot, Voltaire, Laplace, La Mettrie et d'autres promurent la cause du laïcisme et de la vision du monde scientifique. Puis, au 19iéme siècle, la tradition se perpétua par Auguste Comte en France, Jeremy Bentham et John Stuart Mill en Grande-Bretagne, ainsi que par les maîtres du matérialisme : Feuerbach, Marx, Engels et Lénine. Arrivée au XXe siècle, la tradition trouve son expression la plus subtile dans les écrits de Bertrand Russell et des empiristes logiques du Cercle de Vienne. Plus récemment, cette tradition se retrouvait dans la philosophie analytique, la psychologie du comportement, la science sociale opérationnelle, la science politique quantitative obsédée par l'information et une quantité d'autres disciplines basées sur les faits les chiffres. L'évolution de la pensée de Francis Bacon à B.F. Skinner est esquissée comme s'il s'agissait d'un développement homogène et ininterrompu ; comme si la situation actuelle était le résultat logique d'un processus inexorable. Mais ce dernier fut loin d'être homogène. Il est surprenant de constater que, malgré une multitude de tendances intellectuelles opposées, la vision du monde empirico-scientifique ait prévalu de façon si remarquable.

L'anti-empirisme.

Une autre tradition s'est développée et se développe encore parallèlement à l'empirisme prédominant. Cette pensée fut représentée par des esprits au moins aussi puissants et distingués que ceux des empiristes : Pascal, Leibniz et Spinoza au XVIIe siècle ; Rousseau et Kant au 18e, Hegel et Nietzsche au XIXème siècle. Et tous furent à la recherche d'un monde libéré des contraintes de la théologie scolastique et ce monde ne pouvait cependant pas se réduire à la quantité et aux chiffres. Le cas particulièrement illustre est celui de Pascal. Plus lucide peut-être que quiconque au XVIIe siècle, il comprit la valeur et l'attraction puissantes de la science en même temps que les grands dangers d'une soumission inconditionnelle à cette dernière. Il écrivit : " Si je suis triste, la connaissance des sciences physiques ne me consolera pas de l'ignorance de la morale, mais la connaissance de la morale me consolera toujours de l'ignorance de la physique. " (Pensées, 23). L'idéologie de Spinoza est aussi éclairante. Dans son livre l'éthique, démontrée selon la méthode géométrique, il affirme que toute chose qui conduit à la connaissance est bonne, et inversement. Le bonheur est pure connaissance, ainsi que la vertu. Il soutien en outre que l'amour peut-être conçu comme la perfectibilité de l'homme par la connaissance, parce que la connaissance produit l'amour. La pensée de Platon est proche de cette affirmation. Le plus étonnant dans l'éthique de Spinoza est qu'il démontre ses propos comme s'il s'agissait d'un traité de géométrie. Bien qu'il se distingue radicalement du courant scientifique qui devait s'imposer par la suite, Spinoza l'approuve du bout des lèvres, en tentant de démontrer ses convictions éthiques par le raisonnement géométrique. Au 18e siècle, Rousseau et Kant défendirent, chacun à leur manière, l'autonomie du monde humain contre la vision mécaniste du monde et la vague jaillissante de l'empirisme. De manière éloquente et parfois dramatique, Rousseau protesta contre la "civilisation", estimant qu'elle éloignait l'homme de son essence originelle. Les chemins " artificiels " imposés par la science sont à la source des aliénations individuelles et sociales. Ce fut un prélude aux protestations du XIXe siècle contre les contraintes de la science et de la technologie. De son côté, Kant prétendait que nous ne pouvons atteindre une connaissance certaine du monde physique si la théorie de l'empirisme est cohérente. Si nous possédons réellement cette connaissance des lois physiques, alors l'empirisme qui affirme que la source de cette connaissance se trouve dans les sensations s'effondre. Kant se crut appelé à conclure que cette connaissance de la physique ne procure qu'une connaissance apparente des choses et non pas de leur essence. En même temps, il soutenait que la moralité est soumise à la souveraineté entière de l'être humain et à l'impératif catégorique : " agis en fonction des principes que je voudrais voir promu au rang de lois universelles ", accordant ainsi l'universalité à tous les êtres humains. La connaissance de la morale ne peut être déduite de celle du monde physique. Elle dépend de l'homme : de la manière dont il comprend sa place et ses " devoirs " dans l'univers. Rousseau et Kant ont élaboré des courants allant à l'encontre de l'homogénéisation du monde prônée par l'empirisme. Leurs idéologies étaient imaginatives, constructives ; elles ne se limitaient guère aux réponses défensives. La situation évolua au XIXème siècle. Les protestations contre le matérialisme et le positivisme, alors en expansion, furent presque toujours exprimées par la défensive, souvent désespérée, comme ce fut le cas chez Nietzsche et quelques autres poètes de la fin du XIXème siècle. Le courant empiriste, ainsi que la vision du monde qui s'en suivit, n'étaient ni inévitables ni fatals. C'était une tendance intellectuelle qui s'imposait au milieu d'autres courants. Ces derniers sont toujours vivants ; et particulièrement la conviction de l'unité des connaissances et des valeurs s'est maintenue au 18e, XIXème et XXe siècle, notamment parmi les poètes. En protestant contre les pièges pernicieux de l'empirisme et de ses rejetons tels que le positivisme logique, nous ne sommes pas des loups hurlant dans le désert, mais des héritiers d'une longue et puissante tradition intellectuelle.

L'éclipse des valeurs au XIXème siècle.

Bien que les progrès des sciences naturelles au 17e siècle fussent considérables, les valeurs traditionnelles continuèrent à prévaloir. Des empiristes tels que Locke et Hume postulèrent la séparation de la connaissance et des valeurs. Le 18e siècle devait être celui de la transition. Les slogans de l'illumination française furent à la fois libérateurs -- pour ceux attachés aux visions promues par les religions anciennes -- et profondément contraignants, parce qu'ils ouvraient le chemin au matérialisme vulgaire, au positivisme superficiel et à l'effacement des valeurs que connu le XIXème siècle.

Le XIXème siècle fut marqué par le triomphe de la science et de la technologie et par une extension sans précédent de la vision scientifique du monde. L'imposition agressive du positivisme et du matérialisme (dont le marxisme fut un aspect), de la rationalité scientifique et de l'efficacité technologique, ouvrirent la voie à l'industrialisation qui, hélas, se développa en âge de dévastation de l'environnement. Le cap était mis sur le "meilleur" des mondes, condamnant les valeurs traditionnelles (intrinsèques) à l'oubli.

La science ne prit pas son essor dans un vide social, mais dans une culture en voie de développement. La lutte contre les aspects figés des religions institutionnalisées fut menée au XVIIe et 18e siècle avec presque autant d'intensité qu'au XIXème. Mais ce dernier fut plus agressif et réussit mieux à freiner l'influence de la religion sur la pensée. La vision laïque, rationnelle et scientifique du monde se répandit victorieusement à cette époque. Il semble qu'il ne restait plus qu'à l'appliquer ; le paradis terrestre était proche. La lutte entre la science et la religion ne se limita plus à l'intellect, à l'explication du monde qui nous entoure. Ce fut aussi une bataille idéologique et eschatologique car il était question de " fin " de la vie humaine. Représentant le statu quo, la religion était tournée vers l'intérieur ; elle enjoignait l'homme de se perfectionner et de chercher sa récompense ultime dans l'au-delà. La science représentait un processus de changement continuel : tournée vers l'extérieur, elle promettait la délivrance ici et maintenant, sur terre. Dans cette lutte, la religion contractait souvent alliance avec les valeurs intrinsèques, les soutenant et s'appuyant sur elles. La science par contre s'alliait au progrès. Les corollaires de ces deux forces opposées -- les valeurs intrinsèques et le progrès -- devinrent des adversaires. Ainsi, des individus " progressistes " et " révolutionnaires " démystifiaient avec la même véhémence et les religions et les valeurs traditionnelles qu'ils s'identifiaient aux mœurs féodales et bourgeoises, les déclarant indignes des temps nouveaux qui aspiraient à la vigueur, au rationnel et au pragmatisme. Ce climat fut le terrain idéal pour écarter progressivement les valeurs intrinsèques comme les vestiges d'un monde désuet. Il n'est donc guère étonnant que les nouvelles doctrines sur les valeurs s'efforcent de servir la vision scientifique du monde et de justifier sa suprématie. La doctrine utilitariste proclamait que notre éthique et nos actes devaient être basées sur le principe du plus grand bien pour le plus grand nombre. Formulé ainsi, l'utilitarisme ne semble pas soumettre l'éthique aux diktats de la science. Toutefois, le courant fut aussitôt vulgarisé et il en résulta la traduction suivante : la plus grande quantité matérielle pour le plus grand nombre d'individus. Tel est l'éthique sous-entendue par la société technologique ou de consommation. Nous pouvons donc voir que l'utilitarisme est devenu l'allié du progrès matériel, sa justification éthique. Ce progrès lui-même est devenu une part essentielle de la vision scientifique et technologique du monde. L'historien scrupuleux pourrait objecter que cette interprétation fait violence au sens primitif de l'utilitarisme tel qu'exposé par Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Les doctrines éthiques sont jugées en fonction de leur application dans la pratique. L'utilitarisme fut " instrumentalisé " et intégré par la société technologique avec tant de facilité, ce qui montre simplement combien il était en accord avec l'homogénéisation croissante du " meilleur " des mondes. Bentham et Mill étaient après tout des empiristes par excellence du XIXème siècle et leurs idéologies incarnaient toutes les limitations typiquement empiristes. D'autre part, le nihilisme et le scientisme proclamaient haut et fort l'évangile de la science, divinisaient les faits et discréditaient tout produit de l'esprit humain en le considérant comme dépourvu de sens et réactionnaire. Sergei Bazarov est l'un des représentants des plus frappants de cette nouvelle pensée. Tel que décrit par Tourgeniev dans son roman Pères et fils, Bazarov est un robuste défendeur exubérant de la science, du matérialisme et du monde qui a adopté les faits et les connaissances positives comme valeurs suprêmes. Il renie l'art, la poésie et les autres " niaiseries romantiques ". Bazarov incarne une synthèse du nihilisme, du matérialisme, du scientisme et du positivisme dominant qui, chacun à sa manière, considéraient les valeurs intrinsèques comme secondaires, insignifiantes ou inexistantes dans un monde où règnent les faits nus, l'objectivité clinique et la raison scientifique. Il en faut peux pour réaliser que la pensée de Bazarov a remporté la victoire ; sa philosophie est incarnée par des sociétés entières. Le Bazarovisme a imposé sa domination, ne serait-se qu'à titre implicite, dans la société technologique contemporaine, en Orient comment en Occident. Un regard serein est suffisant pour réaliser que l'union soviétique était autant dominée par les Bazarovs que la nôtre. La manie de la croissance économique (identifiée à tort au progrès) continue, la pensée endoctrinée appelée analyse des coûts et des profits (considérée à tort comme la méthodologie la plus valable), les efforts considérables pour rationaliser tous les aspects de l'existence humaine, sont tous des pièces du même puzzle, de la même philosophie. Nos universités se sont spécialisées pour produire et former des Bazarovs. Le problème est grave car, même si nous en sommes profondément conscients, nous n'y pouvons rien. Comme courant social dominant, le Bazarovisme a envahi les structures de notre société et de notre enseignement. L'un des aspects des plus alarmants de la situation est que les Bazarovs se considèrent comme les " flambeaux du progrès ", " les pionniers de l'humanité ", " les nouveaux constructeurs du monde au bénéfice de tous ". Ils servent ainsi les intérêts les plus grossiers du statu quo et sont les pionniers des destructions écologiques et humaines. En fait, ils n'incarnent que le conformisme et la servitude. En quelques décennies, les " révolutionnaires " et les " progressistes " sont devenus partisans résolus du statu quo.

Au cours de la dernière décade, les vrais révolutionnaires ont tenté de rallumer notre intérêt pour le bien-être d'une humanité unie. Ils n'ont pas été les rationalistes à l'esprit solide qui proposaient de dégager les décombres de l'histoire pour tracer des voies nouvelles, mais les doux rêveurs qui croyaient aux valeurs intrinsèques, manifestaient des tendances parfois mystiques et se déclaraient hostiles à la science et au progrès. Le résultat de ces changements pénibles quant aux termes raison, déraison, libération et oppression fut que les esprits libéraux ne savaient plus que croire. Ils investirent donc en faveur de la raison et du progrès qui devaient logiquement les protéger de l'oppression et de l'exploitation. Mais entre-temps, la raison est devenue une sorte d'oppression et le progrès une force mutilante. Dans l'homme unidimensionnel, Herbert Marcuse expose remarquablement ce renversement, ce qui nous dispense d'insister sur ce point. Le climat intellectuel du XXe siècle -- dans les pays économiquement développés de l'Occident -- n'a pas été qu'un terrain favorable au triomphe des Bazarovs. Il a aussi contribué à décourager les autres penseurs à considérer les valeurs comme l'un des centres de la pensée et de la vie humaine. L'une des grandes mésaventures de la pensée occidentale moderne a été le lien des valeurs intrinsèques avec les religions institutionnalisées. Aux yeux de beaucoup, la faillite de l'une des religions institutionnalisées fut l'équivalent de la chute de la religion en tant que telle, et de ses valeurs propres. Cette identification repose sur une logique défaillante. Les religions, et surtout les valeurs intrinsèques, ne sont pas que des instruments permettant au clergé de fait régner l'ordre -- même s'il est arrivé qu'il s'en soit servi à cette fin --. Ce sont des formes et des structures, élaborées au cours des millénaires d'expérience humaine, qui permettent à l'individu de se transcender et ainsi d'obtenir le meilleur de lui-même. Le climat du XXe siècle nous a rendus insensibles à notre héritage spirituel, et la philosophie n'a guère remédié à cette situation. Les positivistes logiques ont notoirement manifesté leur insensibilité au problème des valeurs. Même des penseurs éminents et des philosophes équilibrés, tel Karl Popper, réputé antipositiviste, nous apportent fort peu. Il est réellement incroyable, voire embarrassant, que Popper dise si peu de choses sur les valeurs et reste si discret à leur sujet. L'ombre du positivisme nous a tous envahis. L'absence des valeurs a été un sous-produit inévitable du deuil des religions et de l'émergence d'une vision séculaire du monde.

Information -- connaissance -- sagesse.

Entre 1700 et 1900, l'homme fut divisé en deux moitiés ! Nous séparâmes la connaissance de l'homme de son essence, de ses valeurs, de ses intérêts transcendantaux. La connaissance fut isolée et placée dans un récipient à part : le cerveau. Ce dernier fut considéré comme un coffre à outils, renfermant tous les objets nécessaires au travail en cours. Ainsi prit fin l'unité de l'homme et de sa connaissance, il n'y a plus que des outils spécifiques destinés à des tâches spécifiques. La connaissance devient information pure. Le processus entier est dépersonnalisé, mécanisé, adapté à l'ordinateur. La séparation des faits et des valeurs, de l'homme et de sa connaissance, du phénomène physique et des " autres " phénomènes, est une conséquence de l'atomisation de la physique aussi bien que du monde humain. Le processus d'isolement, d'abstraction et de séparation (rendre un phénomène étranger aux autres), qui était la condition préliminaire de la pratique efficace de la science moderne, était en fait un processus d'aliénation conceptuelle. Cette dernière devint à son tour une aliénation humaine : l'homme se rendit lui-même étranger à sa connaissance et à ses valeurs. La cause première de l'aliénation contemporaine est une conception erronée de l'univers où chaque chose est séparée et divisée, où l'être humain lui-même est atomisé et " déchiré ". Cette vision actuelle est artificielle. Pour recouvrer notre santé mentale et recomposer nos moi divisés, il est nécessaire de revoir certaines prémices fondamentales. Nous devons tout d'abord réaliser que l'état des connaissances d'un individu est une caractéristique importante de l'état individuel. Il s'agit d'une re-formulation de la notion de connaissance telle que Platon, Saint-Augustin et Copernic la concevait. Tous les trois, en effet, considéraient les connaissances non pas comme une réserve d'informations rassemblées dans la mémoire, mais comme une partie intrinsèque de l'être humain. Ils affirmaient que la connaissance est inséparable des actions et des jugements personnels. D'après Saint-Augustin, une connaissance juste est la base d'une conduite correcte et même Newton, considéré comme le meilleur atout des empiristes, fut loin de penser que la connaissance est information pure, sans rapport avec les autres valeurs humaines. De nos jours, cette vision est toujours en vigueur dans les sociétés primitives et en particulier chez certaines tribus amérindiennes. Déclarer que notre connaissance est un aspect important de notre être, qu'en tant qu'organismes bio-sociaux, nous ne pouvons agir indépendamment de nos connaissances, n'est pas une expression nostalgique d'un paradis perdu. Ce n'est qu'une description de la condition humaine. Comment justifier cette conception à une époque où la connaissance semble être totalement séparée de la vie ? Si l'intégration d'un savoir pertinent est indispensable à la cohérence de la vie individuelle, il est inévitable que la suppression d'une telle connaissance ne puisque provoquer que confusion et incohérence dans la vie. Il n'est pas nécessaire d'être perspicace pour voir ce phénomène se produire de nos jours. Les jeunes gens et les moins jeunes se perdent, sont indécis et aliénés par ce qu'il manque de connaissances utiles pour les guider. Ils manquent de boussole, d'un centre de gravité pour donner un sens au monde qui les entoure. Ils sont par contre remplis de bits et de données d'informatique, ainsi que de connaissances spécifiques qui se révèlent si souvent inappropriées. La problématique est pathologique. Au lieu d'éclairer, la connaissance crée la confusion ; et l'accumulation d'informations ne fait qu'aggraver le processus d'aliénation. Cette pathologie est d'autant plus marquée que jamais encore, dans l'histoire humaine, l'enseignement n'avait été poursuivi avec autant de moyens. Jamais l'homme ne s'est senti aussi éloigné du monde et de son semblable que de nos jours. La cause est sans doute ancrée dans la nature des connaissances que nous recherchons. Une connaissance étrangère à l'esprit et aux valeurs humaines ne peut que désensibiliser et aliéner ceux qui l'acquièrent. Mais soyons très prudents en disant que cette connaissance est "inappropriée", car, dans un certain sens, elle est très appropriée. Elle convient parfaitement au système économique qui s'intéresse avant tout au rendement maximum ; à la société technologique telle que nous la connaissons. Elle convient à un monde conçu commune une usine. Un système qui exploite l'économie, l'environnement et l'homme, ne peut s'intéresser à une connaissance de sagesse pure. Mais l'information et le travail d'expert lui sont vitaux, car son bon fonctionnement est basé sur la compréhension technologique. Voilà pourquoi nous abreuvons nos étudiants et nous-mêmes d'informations et de savoirs spécifiques et non de vraie connaissance.

La cause profonde de l'éclipse des valeurs.

Qu'elle est la cause de cette éclipse des valeurs et donc de tous les maux qui en découlent ? Max Scheler répond ceci : " Concevoir le monde sans valeurs est une tâche que l'homme a soumis à une valeur : la valeur vitale d'une maîtrise et d'un pouvoir sur toutes choses ".

Nous comprenons aujourd'hui que cette maîtrise est illusoire, qu'il nous est impossible de soumettre le monde à notre volonté sans nous détruire nous-mêmes. Néanmoins, nous maintenons et perpétuons le même système, destiné à cette grande, mais finalement pitoyable folie. Il convient d'examiner également la question de la relation entre la théorie et la pratique. À un certain niveau, la séparation des valeurs et de la connaissance peut-être vu comme problème philosophique abstrait. Mais cette séparation est partie intégrante d'un processus qui nous transforme en Bazarov pour maintenir la société de consommation et la conception du monde comme une usine. Ne regrettons pas qu'il n'y ait aucune relation entre théorie et pratique. Il y en a une : des théories ingénieuses ont été conçues et développées pour justifier et maintenir des pratiques parasitaires à l'égard des autres peuples et de la nature en général. Notons au passage que le système parasite équitablement les peuples et la nature. Il est capital de comprendre les rapports entre les forces économiques d'une société et sa conception de la nature et de l'univers, entre nos pratiques quotidiennes et le regard que nous portons sur le monde. Les larges visions du monde qui nous sont imposées d'une manière subtile et insidieuse justifient et motivent nos pratiques quotidiennes. Et si nous acceptons la vision scientifique du monde avec sa rationalité sous-jacente et son extension -- la technologie moderne, nous avons perdu d'avance. Parce que cette vision transforme la connaissance en information, les valeurs en produits économiques, les humains en experts, et justifie ces métamorphoses. Les dangers de la science moderne se trouvent dans les conséquences qu'elle entraîne et dans ses exigences implicites à l'égard des individus et de l'écosystème. Il est inutile d'affirmer que ce n'est pas la science qui a tort, mais les gens qui l'appliquent. Connaissances et personnes sont inséparables. La science a formé les esprits tout autant que ceux-ci ont donné forme à la science. Le crépuscule de la raison scientifique que nous observons n'est pas nécessairement celui du genre humain. Quand, après nous avoir étouffés, la raison scientifique nous libérera de ses puissantes tentacules, nous pourrons enfin rétablir la relation étroite entre connaissances et valeurs.

La connaissance est donc un aspect inhérent à l'être. La réintégration de la connaissance et des valeurs devra se produire afin d'assurer la survie de l'humanité. Nous ne pourrons faire face aux nombreux problèmes engendrés par notre présent mode d'interaction avec la nature et avec nos semblables, tant que nous n'admettrons pas l'importance de nos connaissances, qui seront étroitement liées aux valeurs et gouvernées par elles.

Tout au long des trois derniers siècles, nous avons redéfini le monde autour de nous. Et le résultat est la violation de ce monde et de nous-mêmes ! Abandonnons la majeure partie de notre "sagesse" de prophètes du progrès matériel, car ce dernier nous conduit à l'échec. Éliminons tout un lot de dichotomies et de distinctions parce qu'elles sont souvent les racines de l'aliénation. Nous devons réaliser que la sagesse, qui est une connaissance " illuminée ", est la clé de la vie humaine.

Sommaire

Henryk Skolimowski est docteur en technologie et en philosophie. Il collabore activement à "The Ecologist"(La revue d'E. Goldsmith). Il est professeur de philosophie écologique à l'université de lods en Pologne. Il a écrit Eco-philosophie en 1971.

Il est indispensable de lire le chapitre II : "Connaissances et valeurs" pour comprendre l'émergence du scientisme et c'est pourquoi je l'ai reproduit pratiquement entièrement.