29.07. Réflexions sur de nouvelles approches dans l'étude des systèmes.

Ce colloque, organisé par l'école centrale des arts et manufactures (laboratoire de mathématiques appliquées) et l'école nationale supérieure de techniques avancées (groupe SYSTEMA), sous l'égide de l'association nationale de la recherche technique, s'est déroulé les 10,11et 12 juin 1975 dans les locaux de l'école centrale.

 

Modélisation de systèmes ouverts au moyen d'entier.

Le thème proposé par les organisateurs du colloque est une réflexion sur de nouvelles approches dans l'étude des systèmes. Etant donné l'importance de la littérature consacrée depuis plus de trente ans à la notion de système, on peut se demander pourquoi il apparaît encore, à ce sujet, un besoin pressant de nouveautés, pourquoi des ingénieurs, des mathématiciens, des physiciens, des biologistes, des médecins, des économistes... ne sont pas satisfaits par les théories et les outils classiquement utilisés. La réponse est si connue qu'on l'oublie volontiers : parler de systèmes, c'est avant tout délimiter, dans un ensemble de "choses" en interactions, des individualités, paraissant être, elles-mêmes, imbriquées dans d'autres individualités ; à la notion de système est donc associée la notion de synthèse. Et chacun peut constater que, s'il est bien armé de par sa formation scientifique pour effectuer un travail d'analyse, il se trouve, au contraire, très démuni dès qu'il doit appréhender les choses d'un point de vue global. C'est en partie à la suite de cette constatation triviale, résultat d'une expérience de plusieurs années de vie professionnelle, que des ingénieurs ont décidé de fonder, en 1971, un groupe de recherches appelé Systèma, ayant pour objectif l'élaboration de méthodes de synthèse qui puissent être étroitement couplées aux méthodes scientifiques d'analyse. Nous indiquerons brièvement comment a émergé une nouvelle approche comportant d'une part un mode de pensée intuitif, et d'autre part un outil mathématique rigoureux qui lui est associé et qui a été appelé "relateur arithmétique". On verra que cette approche s'appuie, dans le domaine intuitif, sur les travaux de plusieurs philosophes et historiens et notamment de ceux de Ch. Moraze, et que, du point de vue de la modélisation mathématique, il apparaît de fortes similitudes avec l'approche morphogénétique de R. Thom, bien qu'apparemment l'outil mathématique qui intervient dans la théorie des catastrophes n'ait que peut de rapport avec les "opérateurs arithmétiques" de l'approche SYSTEMA.

 

La notion de système, un artifice bien adapté au cerveau humain.

La notion de système correspond-elle à une réalité objective ou n'est-elle qu'un artifice créé par le cerveau humain pour tenter de comprendre et d'influencer les phénomènes qu'il est susceptible de percevoir ? Si nous admettons que la notion de système n'est pas une notion objective et que le rôle joué par le cerveau humain ne doit pas être minimisé, mais au contraire intervenir fondamentalement dans la description de ce que nous percevons, il n'est plus étrange que des phénomènes très différents puissent être décrits par des modèles analogues : ce qui était appelé un phénomène élémentaire devient un phénomène modélisable, en première approximation, au moyen des structures primordiales du cerveau ; effectuer une synthèse revient à trouver un assemblage qui diminue la complexité de la représentation au niveau du cerveau. Bien entendu, ce point de vue n'est pas en contradiction avec les bases de la méthode expérimentale scientifique, car, pour établir la pertinence d'un modèle, il est indispensable de recourir à l'expérimentation. Tout cela n'est pas original et a été développé il y a des milliers d'années par des philosophes grecs. Il y a 50 ans, cette idée a été reprise par l'école des intuitionnistes, tels que Brouwer, mais elle n'a pas pu émerger à cette époque, car l'environnement intellectuel d'alors n'était pas favorable. En effet, certains logiciels et mathématiciens espéraient encore pouvoir enfermer l'univers dans un système formel fermé une fois pour toutes, présentant toutes les garanties d'objectivité scientifique. On sait qu'une réponse étonnante fut apportée par K. Gödel, en 1931, dans son fameux théorème sur l'incomplétude des systèmes formels arithmétisables consistants, que nous interprétons comme un théorème d'ouverture. Voici d'ailleurs ce qu'en a dit O. Morgenstern à l'occasion d'une conférence prononcée à Paris en 1972 : " une des plus grandes découvertes scientifiques de tous les temps, faite précisément dans le domaine de la logique mathématique, à savoir le grand théorème d'indécidabilité de Gödel, n'a pas encore été assimilé par la philosophie, bien que son effet à long terme doive sans aucun doute s'avérer écrasant. "

 

Non seulement les systèmes formels paraissent être des artifices cérébraux destinés à être remis en cause, mais le découpage que nous effectuons au niveau des systèmes physiques paraît lui-même être une production cérébrale destinée à faciliter notre compréhension des phénomènes, c'est-à-dire son adaptation à notre propre structure cérébrale. Et tout cela a de nombreuses conséquences pratiques, même au niveau des systèmes techniques. Prenons l'exemple d'un groupe d'ingénieurs décidés à faire une étude prospective pour déterminer si tel ou tel système doit être construit de préférence à d'autres. Ceux qui croient en l'objectivité scientifique ne se rendent pas compte que les conclusions de leur étude seront dans les cas non flagrants une conséquence directe des hypothèses qui n'ont pas été formulées et qu'un approfondissement de l'étude prospective est, la plupart du temps, illusoire. Dans un autre domaine, celui de la physique des particules, on peut se demander si les monstrueuses expériences qui sont tentées au moyen d'accélérateurs de plus en plus puissants ne sont finalement pas destinées à objectiver la structure cérébrale des mathématiciens physiciens ! Puisque le fait de poser un problème a au moins autant d'importance que le fait de le résoudre et que l'on aboutit, bon gré mal gré, à une notion de système qui n'est pas objective, il y a finalement intérêt à pouvoir disposer au point de départ d'un formalisme souple, susceptible d'être facilement remis en cause et d'être étroitement associé à des modes de pensée intuitifs.

 

Utilisation des nombres entiers.

Dans cet exposé, nous ne parlerons pas de l'approche intuitive qui peut être interprétée au moyen du code mental de Ch. Moraze. Nous allons seulement indiquer quelques-unes des raisons qui permettent de comprendre pourquoi nous avons adopté les 3 hypothèses interdépendantes qui sont à la base de ce formalisme et qui portent sur l'utilisation :1, d'entiers positifs, négatif et nuls; 2, de relations quadratiques ; 3, et de processus de réflexion associés à ces relations quadratiques. Mais que l'on ne se méprenne pas ! Ces raisons ont été trouvées a posteriori au cours de discussions où nous essayions d'expliquer pourquoi nous avions fait ces hypothèses. La véritable raison est bien différente : pendant plus de dix ans, deux fondateurs du groupe ont isolément recherché dans l'arsenal des mathématiques, pour des motifs différents d'ailleurs, un modèle très élémentaire trouvant des interprétations approximatives dans divers domaines de la physique et de la biologie ; sans le savoir, ils recherchaient expérimentalement un raccourci donnant une visualisation de structures mentales primordiales. C'est seulement après des essais de toutes sortes et de nombreuses discussions qu'un ensemble cohérent d'hypothèses put émerger ; ce choix revenait pratiquement à prendre pour base ce qui était connu en Grèce, cinq siècles avant l'ère courante. Cela ne paraît plus étrange maintenant, puisque nous admettons que ces hypothèses fournissent une illustration de nos structures mentales.

Revenons aux raisons qui nous permettent actuellement de justifier a posteriori ces hypothèses et en particulier la première d'entre elles : l'utilisation des entiers. Premièrement, sur le plan pratique, toutes les mesures peuvent s'exprimer dans un système d'unités convenable au moyen d'entiers. En effet, une mesure est toujours accompagnée de bruit limitant sa précision. D'autre part, toutes les opérations effectuées sur ordinateur se ramènent à des calculs arithmétiques. Il nous semble donc que le langage du continu n'est pas indispensable au point de départ et qu'il serait très pratique de pouvoir exprimer directement certaines lois fondamentales de la physique dans le langage des ordinateurs. D'ailleurs, on ne peut pas prétendre démontrer la continuité de l'espace et du temps au moyen d'opérations ne faisant intervenir que le discret ; savoir si l'espace-temps est ou n'est pas un continuum nous paraît donc être, dans l'état actuel des connaissances, une proposition d'indécidable. Deuxièmement, sur le plan conceptuel, l'arithmétique permet de retrouver facilement les structures algébriques utilisées habituellement en physique, à condition d'exploiter complètement le caractère entier des variables. -- une page d'arithmétique --. Dans le cas des équations quadratiques à 4 variables, à coefficients entiers et de signature elliptique, il existe encore des domaines multiplicatifs et la recherche des solutions entières débouchent sur la théorie des quaternions. En fait, l'arithmétique contient potentiellement, non seulement les structures algébriques qui ont été étudiées jusqu'ici par les mathématiciens, mais encore un nombre infini d'autres structures et Gödel a montré que nous ne pourrions jamais résumer dans un livre ayant un nombre fini de caractères toutes les structures liées à l'arithmétique. Prendre l'arithmétique au point de départ revient donc à utiliser un réservoir infiniment riche en structures à objectiver. Et ces structures trouvent une interprétation en géométrie ; voici par exemple ce que dit J. Dieudonné à propos de la géométrie algébrique et de la théorie des singularités analytiques qui sont à la base de l'approche morphogénétique de R. Thom : " à l'heure actuelle, la géométrie algébrique apparaît comme l'une des composantes d'une Trinité dont les deux autres membres sont la théorie des nombres et la théorie des espaces analytiques (forme moderne de la théorie des fonctions de plusieurs variables complexes). " On comprend donc pourquoi nous avons pensé qu'un jour ou l'autre devait nécessairement apparaître une jonction entre l'outil mathématique utilisé en morphogenèse et nos " opérateurs arithmétiques". Troisièmement, la notion de hasard en arithmétique. En effet, la répartition non algébrique des nombres premiers donne une illustration de la richesse structurale contenue dans arithmétique, et fournit un moyen d'aborder la notion de hasard. Les travaux d' Euler sur la répartition des nombres entiers et, récemment, de Y.U. Linnik sur la recherche statistique des solutions d'équations diophantiennes ou sur la représentation des mouvements browniens au moyen des symboles de Legendre (indiquent si la congruence quadratique x exp. 2 = a mod (p) a ou n'a pas de solutions entières) n'ont semblé être que des amusements de mathématiciens. Dans l'approche SYSTEMA, nous considérons que l'arithmétique fournira un moyen de représenter les phénomènes physiques aléatoires et qu'elle jouera un rôle primordial dans les théories physiques nouvelles. Nous espérons que ces théories dépasseront celle de la mécanique quantique actuelle, et permettront de modéliser des phénomènes physiques qu'il est impossible de décrire avec le formalisme actuel.[17 pages d'arithmétiques].

 

Conclusion de l'allocution de : MM. C. Vallet, H. Apter et T. Moulin.

Nécessairement, ces nouveaux outils feront intervenir des modes de pensée intuitifs, qui favorisent l'ouverture conceptuelle, alors que les outils classiques s'appuient sur des modes de pensée rigoureux qui favorisent au contraire la fermeture..... Si l'on adopte la démarche SYSTEMA, la notion de système perd donc le caractère d'absolu qui lui est trop souvent attribué : un système devient seulement un moyen commode de représenter les choses, d'agir, de comprendre, de prévoir... C'est peut-être le cas de tous nos systèmes de référence et en particulier du système de référence spatio-temporel ! La notion traditionnelle classique d'espace et de temps pourrait donc être un jour remise en cause, les référentiels personnalisés n'étant plus écrasés, mais au contraire mis en valeur. Tout cela revient finalement à accepter le point de vue des autres... A ce propos, nous sommes partis du discret, nous avons utilisé le continu, et nous sommes retournés au discret. On pourrait également, partir du continu, passer par le discret et retrouver le continu. N'est ce pas en prenant conscience d'un bouclage que l'on sort de la boucle ?

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