35.05. Longo Maï.

Au début, ce n'était qu'une idée un peu en l'air. Elle nous était venue, après quatre années de réflexion sur les événements de 1968, d'une double méfiance devant un avenir apparemment bloqué : ne pas se laisser dériver dans des actions "violentes" comme tant de gauchistes énervés s'y perdaient un peu partout en Europe, mais, en même temps, ne rien abdiquer de la revendication essentielle des mouvements de 68, qui était d'obtenir le droit à l'expression et à la recherche de modes de vie alternatifs. L'ambition pouvait paraître démesurée mais l'idée était bonne. Alors, nous avons cherché où nous pourrions le mieux commencer de la mettre en pratique. Devenus passablement allergiques aux grands centres des villes, peut-être à cause des relents de gaz lacrymogènes [...] Persuadés qu'il importait surtout d'échapper à une carrière de chômeur diplômé ou de simple ouvrier dans une profession qui, réputée stable aujourd'hui, pouvait demain être précarisée par ces avancées techniques imprévisibles, incapables à l'époque de manier autre chose que des idées et quelques phrases relevant du folklore révolutionnaire du siècle passé, nous avons décidé de devenir un peu plus modestes et de nous mettre à travailler. Dans le secteur où il est plus facile de devenir polyvalent -- le secteur " primaire" : agriculture, élevage, forestage, etc. En plus, ces activités-là s'exercent dans des paysages attrayants. Nous avons choisi la montagne parce que nous avions remarqué qu'elle se dépeuplait gravement. Il y avait donc de la place pour nous. Bon. Sitôt installés à Limans, dans cette Haute Provence où un ami paysan a piloté nos premiers pas de paysans titubants, nous avons compris un tas de choses en assez peu de temps. D'abord, qu'avant de faire de la théorie sociale ou politique, comme tant d'autres y perdent leur temps aux terrasses des bistrots pour intellos, il était plus honnête de faire la preuve qu'on pouvait faire face aux besoins les plus primitifs. Notre slogan préféré était alors : " un millimètre de pratique vaut mieux que 10 km de théorie." Nous en sommes restés là, d'ailleurs. Depuis vingt-cinq ans, tout ce que nous entreprenons un peu partout, de la Provence jusqu'en Transcarpatie en passant par la Suisse, l'Autriche ou le Costa-Rica, n'est que le prolongement logique de nos travaux quotidiens dans la ferme, au village.[...] Ces derniers temps, beaucoup s'agitent autour de la question de l'Europe. Nous, de notre côté, nous avons commencé à "faire" l'Europe des villages.

35.08. Le Père Lapurge -- Radio Zinzine info.

" J'ai ce qu'il faut dans ma boutique, sans le tonnerre et les éclairs, pour bien purger toute la clique, des affameurs de l'Univers. " Tel est le slogan de ce fanzine hebdomadaire issu de Longo Maï. Dans le n° 253 du 4 août 1998, Jean et Roger nous livrent leur pensum sur la place du travail des sociétés primitives à nos jours. Extrait :

La question que vous posez est la question de cette fin de siècle. Est-il obligatoire de travailler pour vivre ? Pour manger, se loger, s'amuser ? Peut-on et doit-on payer des gens à ne pas travailler puisque du boulot manque et risque de manquer de plus en plus ? Pour nous qui avons été nourris de culture biblique : " tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ", le travail serait obligatoire. Mais faut-il travailler pour vivre au vivre pour travailler ?... avec nos machines à surproduire et robots a les cyberner, on n'a presque plus besoin d'homme pour travailler. Ce système de surproduction de masse permet de faire du poulet de 40 jours, du blé à 100 Q/hectare, des fruits standard à retirer du marché pour éviter l'effondrement des prix, des légumes sans sol ni terre. Poulet rôti tous les jours de la semaine à la cantine... Bouffe et ferme ta gueule ! Seulement ces produits sont dopés, drogués, empoisonnés. Tout fonctionne sur le modèle de la production de masse spécialisée, concentrationnaire. Le circuit production-distribution-consommation parfaitement rodé. Et ceux qui font marcher le circuit empochent. Et l'homme aliéné (et qui se croit libre, à libéralisme que veux-tu), il ne s'est aperçu de rien... alors, comme les romains de la décadence, on va payer les gens à ne rien faire ; après l'entraide, après les secours mutuels des temps préhistoriques, voici l'assistance généralisée, le parasitisme social institutionnalisé... finalement, c'est peut-être une imposture que de proposer un revenu (qui revient d'où ?) sans travail. Le risque ne serait-il pas qu'on fabrique des parasites décadents sans dignité. La fin des paysans, la fin des terroirs, des champs, du travail des mains, la fin de la faim, ne serait-ce pas le commencement de notre fin par autodestruction ?[...] soulever la question de revoir le travail comme besoin de créativité, de pouvoir dire " merde" à celui qui juge, de son bureau, comme besoin de relever la tête et se regarder en face. Est-ce la perception de l'homme pêcheur ou l'acte de l'homme créateur ? Les apôtres du libéralisme prêchent l'initiative... ne serait-ce pas celle des prédateurs ? Et pour les autres, celle de la dépendance plutôt que de l'appartenance ? On produit dans l'urgence et il faut vivre dans le temps... le temps d'apprendre, le temps de voir au devant, le temps de choisir, le temps de créer et de... résister.

Signé : Roger.

 

L'un des paradoxes auxquels se trouvent confrontées les sociétés dites développées est qu'il va sans doute falloir énormément de travail pour lui inventer des alternatives et récurer les mentalités de ce vieux mythe des temps modernes. A l'aube des civilisations, les sociétés dites primitives ne sont pas structurées par le travail, bien au contraire. L'abondante littérature ethnologique et anthropologique qui s'est constituée sur ces territoires culturels met à jour des données, des faits sociaux qui confirment l'inexistence du travail en tant que valeur sociale. Chez ces peuples des origines, la plupart d'entre eux n'ont pas de mots pour différencier l'activité physique pénible, le savoir-faire technique et la médiation de l'outil. De plus, l'organisation sociale et la hiérarchie des valeurs sont dissociées du travail. Le travail n'est pas un facteur d'intégration, contrairement à la conception moderne qui concentre sous ce vocable aussi bien les notions d'effort, de satisfaction des besoins de production-transformation que de créativité, d'échange et de rémunération. Le travail n'est pas non plus le moteur de l'abondance. Malinovski, Mauss et surtout Marshall Sahlins ont fait table rase de l'image d'une humanité primitive assujettie aux tâches de satisfaction des besoins physiques et naturels. Chez ces peuples, toujours présent de l'Alaska à l'Indonésie, en passant par le continent africain, le temps consacré à l'approvisionnement ou aux activités de reproduction de la force physique a toujours été négligeable. Les chasseurs-cueilleurs ne consacrent que deux à quatre heures maximums par jour à cette activité. Par ailleurs, aucune activité n'est individuelle, liée au profit personnel, au gain, à la thésaurisation. Elle est même rarement associée à l'échange de nature économique. La dépense relative d'énergie obéit plutôt à un système de valeurs qui s'apparentent à celles qui régissent l'offrande et l'hospitalité. Elle s'inscrit dans un réseau de forces traditionnelles, d'obligations et de devoirs claniques, de croyances magiques, de jeux de prestige et de vanités sociales.[...] et pourtant, longtemps l'église sera divisée sur la nécessité du travail, de la rémunération et de l'échange commercial. Tout le long du haut Moyen âge, la classification augustinienne des métiers licites et illicites va continuer de brouiller le champ des activités et la notion de travail. Il faudra attendre le IXème siècle pour que l'idéologie de l'effort producteur dans le domaine agricole et dans la promotion scientifique et intellectuelle des techniques commence à atténuer l'interdit des métiers liés à l'argent et celui sur l'usure. Se constitue alors la classe homogène des laboratores, constituée de ruraux puis d'artisans, face aux deux classes prépondérantes des prêtres et des guerriers.[...] cependant l'hégémonie oisive des prêtres et des guerriers et la condition subalterne des laboratores empêche que le travail soit l'activité essentielle et valorisante. Au XVIe siècle, malgré le développement des forces productives, des techniques de transformation, les marchands, le nouveau mot de travail qui prend corps, tripalium, et qui se substitue aux deux notions clefs, labourer et œuvrer, témoigne de la méfiance où l'on tient encore l'activité matérielle. Il s'agit du nom d'un engin à trois pieux, le plus souvent usé comme instrument de torture.[...] Entre ce siècle de la renaissance et le 18e siècle où l'esquisse pré-capitaliste des sociétés modernes progresse à travers le développement des manufactures et la circulation des marchandises et des monnaies, un lent processus de revalorisation, voire de glorification du travail va s'opérer, qui gravite autour de la valeur d'échange, de la notion de richesse et de son accumulation. Ce sera l'obsession de penseurs comme Adam Smith dont la publication des " Recherches sur les causes de la richesse des Nations " opère une révolution brutale dans la signification du travail ; comme Malthus " Principes d'économie politique " ou Jean-Baptiste Say " Traité d'économie politique ". Mais même cette obsession propulsée par les économistes et les propriétaires d'ateliers et de manufactures, hantise de l'opulence, de l'abondance, de bien-être général n'explique pas à elle seule l'apparition plénière du travail sur la scène de l'économie politique. Encore fallait-il concevoir le travail humain comme une puissance susceptible de créer et d'ajouter de la valeur. Désormais, le travail va peu à peu se définir comme la puissance humaine et/ou machinique qui permet de créer la valeur. La révolution française est la première tentative étatique pour légiférer dans ce sens. Dans le droit fil de la conception qu'Adam Smith développe sur le travail puissance créatrice de la valeur, tous les textes reconnaissent le travail comme quantité d'effort susceptible d'être achetée et vendue et considèrent acheteurs et vendeurs comme des individus libres et égaux. Le travail devient alors une quantité analogue à la marchandise. Il est soumis à la transaction contractuelle. La loi du 17 mars 1791 soumet le travail-négoce au principe de liberté du commerce et de l'industrie.[...] C'est le salariat qui va se constituer comme le critère exclusif de la valeur sociale et de l'identité personnelle et collective. En se laïcisant, il n'en conserve pas moins sa dimension rédemptrice, religieuse. Cet exposé sur le lent cheminement du concept de travail n'a d'autre objectif que de montrer son enracinement profond dans les mentalités.

Signé :Jean

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