94.05. ADDRESS TO THE EXECUTIVE COMMITTEE OF THE WORLD ALLIANCE (Susan George, texte en français sur les ravages de la mondialisation)

Tout d'abord, je considère que le mot "MONDIALISATION" est frauduleux, c'est un mot-piège. Nous l'utilisons tous, il figure dans les titres d'innombrables conférences et rencontres comme celle-ci si bien que nous le prononçons sans esprit critique. Nous devenons ainsi victimes d'une entreprise idéologique très réussie. Ce mot donne l'impression que tous les hommes et toutes les femmes de toutes les classes sociales de tous les pays de la planète sont embrassés dans un seul et même mouvement, qu'ils marchent tous ensemble vers quelque terre promise.

Je prétends que c'est exactement le contraire. Le mot MONDIALISATION masque la réalité, c'est un mot qui désigne en fait une exclusion nécessaire et systématique. La mondialisation n'est pas une marche de l'humanité vers un avenir radieux: elle permet au contraire à l'économie mondiale de prendre les meilleurs et de larguer les autres [C'est mieux en anglais: To take the best and leave the rest].

Ainsi tous les individus, toutes les firmes, tous les pays sont en concurrence les uns avec les autres. Des régions entières, comme la plus grande partie de l'Afrique et d'immenses régions de l'Asie et de l'Amérique latine, mais aussi des zones entières des pays du Nord, sont laissées complètement en dehors. Même dans les régions qui sont incluses dans la mondialisation, les individus peuvent être jetés à tout moment. Je vais défendre ce point de vue dans un instant--pour le moment, disons que j'entends par "mondialisation" le modèle économique néo-libéral appliqué à l'ensemble du globe. C'est bien plus que l'extension du commerce ou l'intensification des échanges et des mouvements de capitaux que le monde connaît depuis l'Empire romain ou au moins les banquiers florentins de la Renaissance.

Ce modèle a été rendu possible par trois phénomènes--je ne dis pas qu'il ait été causé par eux, seulement rendu possible.

Technologiquement, par la révolution informatique permettant la circulation en temps réel d'informations à un coût voisin de zéro;
Economiquement, par une réductions rapide et radicale des coûts du capital et du transport rendant possible l'entreprise moderne qui peut produire et assembler n'importe où;
Politiquement--c'est le plus important--par la chute du Mur de Berlin et l'absence de concurrent politique et idéologique pour le capitalisme. Il n'y a plus qu'un seul "hyperpouvoir" et de ce fait il n'y a plus de "débat de systèmes". Pendant toute la période de la Guerre Froide, l'Occident était obligé de maintenir son Aide Publique au Développement à un niveau non pas optimum mais décent, car n'importe quel pays pouvait devenir le théâtre de la rivalité US-URRS. De même, les pays de l'OCDE ne pouvaient pas faire moins bien que les pays socialistes dans le domaine de la protection sociale de leurs propres citoyens. Que ce soit bien clair: j'ai toujours trouvé le système soviétique monstrueux mais il faut reconnaître que son existence garantissait que le Tiers Monde--pardonnez ce raccourci--devrait être pris au sérieux.

Ce n'est plus le cas. Un pays pauvre et obscur comme la Somalie--autrefois scène de combats acharnés entre les super-puissances est redevenu simplement un pays pauvre et obscur. Ce n'est pas la peine de déplorer la chute régulière de l'Aide Publique au Développement. Ce déclin ne fait que réfléter cet état de fait politique. On se s'occupe plus que du "Sud utile". Notez aussi que l'on peut aussi s'attaquer maintenant ouvertement aux systèmes de protection sociale occidentaux et on n'hésite pas à le faire. Le Welfare State est menacé de toutes parts.

Au lieu de parler dans l'abstrait, on peut essayer de donner un visage au modèle de la mondialisation dont je parle. Puisque nous sommes en Suisse, je choisirai comme image parlante la charmante station de ski DAVOS où se retrouvent chaque hiver dans le cadre du World Economic Forum les Maîtres de l'Univers--c'est à dire les PDG des plus grandes entreprises transnationales industrielles ou financières avec quelques chefs d'état et d'autres leaders d'opinion, ou présumés tels. Ces quelques deux mille Messieurs--avec un saupoudrage de Dames--partagent dans l'ensemble des valeurs et des croyances, un Weltanschauung, un world view, que je vais décrire rapidement et nécessairement de façon un peu simpliste.

Que pensent, que veulent les gens de DAVOS?

--C'est évident que pour un chef d'entreprise, le profit est au-dessus de toutes les autres considérations. C'est ce qui lui donne son pouvoir.

Mais au delà de ce truisme, les gens de Davos croient

--à la concurrence comme valeur centrale. Il est bon et nécessaire que tous--personnes, firmes, pays--soient en concurrence avec tous, car cette lutte menera à la meilleure allocation de ressources--ressources physiques, financières, humaines, etc.

--à la "dérégulation". C'est un autre mot-piège, comme "mondialisation". La dérégulation ne s'applique qu'à l'Etat-nation qui doit idéalement renoncer à la plupart de ses prérogatives et ses fonctions, sauf dans le domaine du judiciaire, de la police et de la défense. En fait de "réglementation", de nouvelles règles sont mises en place tous les jours; la question est de savoir qui les élabore, dans quel but et au bénéfice de qui.

--à la privatisation. Elle fait partie de la dérégulation. L'État ne doit pas s'occuper de fournir ni des produits ni même des services essentiels à la population et doit céder cette activité aux entreprises privées.

--à l'accès sans restriction aux ressources naturelles. Le capital naturel n'est pas vu comme l'équivalent d'un capital financier--au contraire, il est "dépensé" comme un revenu.

--à l'externalisation des coûts. Pardonnez le jargon des économistes--ce mot veut dire simplement que l'ensemble de la société doit payer tous les coûts sociaux, de santé, de dommages environnementaux, etc. qui sont occasionnés par les activités de l'entreprise privée. Par contre, il est considéré comme normal que l'entreprise privée profite des services fournis grâce aux impôts payés par l'ensemble de la société. Ainsi son personnel est formé grâce aux systèmes éducatifs, il est transporté sur les lieux de travail grâce aux trains ou aux routes, soigné s'il succombe à des maladies ou à des accidents du travail et ainsi de suite.

--à une fiscalité minimum. Pour le consensus "Davos", aucun impôt n'est bon, sauf s'il est payé par des ménages, des salariés, des consommateurs. En revanche, l'entreprise doit profiter de conditions fiscales exceptionnelles et arrive souvent à les imposer comme prix de son installation dans telle ou telle région. Il est également "normal" que l'entreprise reçoive des subventions, des protections et de l'assistance de l'Etat mais toute mesure d'assistance ou de protection pour l'ensemble de la population est par définition gaspilleuse et trop coûteuse.

--à la liberté de l'investissement. Le capital doit être libre de circuler, d'aller et venir où il veut, quand il veut, sans restriction; principe qui s'applique aussi aux marchandises et à la liberté du commerce. Toute protection des groupes ou de branches vulnérables [agriculteurs, industries naissantes] est étiquetée "protectionnisme", terme d'anathème. C'est pourtant par le "protectionnisme" séléctif que le Japon et la Corée se sont développés depuis 50 ans, pour ne rien dire des Etats-unis au 19ème siècle.

--à l'uniformité culturelle. Il est bien préférable de pouvoir vendre des MacDo, du Coca-cola ou des chaussures Nike partout dans le monde sans avoir à se préoccuper des préférences nationales ou minoritaires.

--à l'absence de transparence et de responsabilité. L'entreprise n'a de comptes à rendre qu'à ses actionnaires. Elle ne doit rien de particulier à ses salariés, à ses fournisseurs, à la communauté ou la nation où elle se trouve implantée.

De tout ceci il resort que l'idéologie de Davos considère que la démocracie est largement superflue. Cette idéologie ne cesse de proclamer que la croissance économique va inclure tout le monde à terme mais en attendant, il faut que les peuples acceptent des sacrifices. Il faut avoir la foi, accepter et se soumettre. C'est pourquoi cette idéologie ne cesse de répéter que la mondialisation est inévitable, irréversible, l'état naturel de l'humanité. Tout ceci ressemble beaucoup plus à une doctrine réligieuse qu'à une pensée rationnelle.

Si ce modèle néo-libéral de la mondialisation triomphe, la grande question de la politique ne sera pas "Qui gouverne qui?" Elle ne sera pas non plus "Qui reçoit quelle part du gâteau?" Depuis cinquante ans, ces deux questions-là sont au centre de la politique. Le monde est en train de changer à cause de la mondialisation et de ce fait la politique au 21ème siècle va devoir s'occuper d'une question autrement sérieuse: "Qui aura le droit de survivre? Qui ne sert économiquement à rien et ainsi n'a pas le droit de vivre?"

Maintenant, quels sont les conséquences réelles, concrètes de la mondialisation? J'en vois au moins trois:

  1. La mondialisaiton transfert immanquablement la richesse du bas vers le haut de la société. La première tranche de 20% de l'humanité dans son ensemble ou d'une nation particulière, en gros, profite de la mondialisation. Plus on est haut dans la pyramide sociale ou sur l'échelle de développement économique, plus on en profite. Les 80% restant par contre perdent, et plus ils se trouvent en bas de la pyramide ou de l'échelle de développement économique, plus ils perdent. Comme je n'ai pas le temps de vous le démontrer de manière exhaustive, je vous propose de vous référer au Rapport de la CNUCED sur le Commerce et le Développement de l'an dernier où, à partir d'un travail sur 2600 études de cas, les auteurs montrent que ce phénomène s'installe depuis une vingtaine d'année un peu partout dans le monde et que l'augmentation des inégalités est liée à la mondialisation. Ceci est à son tour en relation avec un "changement brutal des politiques donnant un rôle beaucoup plus grand aux forces du marché" ["a sudden shift in policies giving a much greater role to market forces"].
  2. Il n'est pas étonnant que la richesse soit tirée vers le haut, puisque le capital échappe de plus en plus à l'impôt et l'effet des politiques néo-libérales est toujours de rémunérer le capital beaucoup mieux que le travail. Chaque fois qu'il y a une crise financière, des milliers de petites et moyennes entreprises font faillite, le chômage augmente et le produit de longues années de travail est bradé car les firmes sont vendues à des prix de détresse.

    Vous connaissez aussi bien que moi les statistiques sur les disparités Nord-Sud qui n'ont cessé d'augmenter elles aussi. Les données du dernier Rapport sur le Développement Humain 1998 [Human Development Report-UNDP] du PNUD sont particulièrement obscènes. Par exemple, les 225 plus grosses fortunes du monde totalisent quelques mille milliards de dollars, soit l'équivalent des revenus annuels de quelques 42% de la population mondiale la plus pauvre, environ 2.5 milliards de personnes.

    Les trois personnes les plus riches du monde ont une fortune supérieure au PIB total des 48 pays en développement les plus pauvres. Les 84 plus grosses fortunes dépasse le Produit National Brut de la Chine, soit 1.2 milliards d'habitants. Et ainsi de suite: il y a des seuils de pauvreté, on les connaît, la limite de ce seuil c'est la mort. Il n'y a pas de seuil en ce qui concerne la richesse. Il ne sert à rien de démontrer, comme on peut aisément le faire, qu'avec seulement 5% des 225 fortunes les plus importantes du monde, on pourrait permettre la réalisation et le maintien de l'accès à la santé, à l'éducation, à une nourriture adéquate et à l'eau potable. C'est peut-être intéressant moralement mais cela n'a pour le moment du moins aucune portée économique ou politique.

  3. La mondialisation s'accompagne d'un déficit démocratique qui ne cesse de croître. Je vous ai dit que la "dérégulation" est un mot-piège: c'est parce que les règles sont de plus en plus écrites par des instances non-démocratiques. Les plus importantes parmi celles-ci sont la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, l'Organisation Mondiale du Commerce. L'on a cherché récemment à ajouter aux instruments de régulation un Accord Multilatéral sur l'Investissement [AMI] qui heureusement, grâce à la vigilance des citoyens, vient d'être battu à l'OCDE. Mais il va certainement revenir sous une autre forme, probablement à l'Organisation Mondiale du Commerce.

3. La mondialisation crée plus de perdants que de gagnants. La liberté absolue du capital fait qu'à présent, la moité de la population mexicaine est tombée en dessous du seuil de la pauvreté. La malnutrition et la famine revient massivement en Asie, spécialement en Indonésie. En Corée et en Thailande, il y a une vague de suicides dits "suicides FMI" où les ouvriers au chômage se tuent avec leurs femmes et enfants. En Russie, l'espérance de vie pour les hommes est tombée de 7 ans, fait sans précédent au 20ème siècle.

Les entreprises transnationales, pour lesquelles les règles de la mondialisation sont taillées sur mesure, n'arrêtent pas de licencier leur personnel. Si vous comparez l'emploi des 100 premières firmes du monde en 1993 et en 1996, vous constatez qu'elles ont augmenté leur chiffre d'affaires d'un quart, et cette richesse, elles le font avec un demi-pourcent de personnel de moins en 1996 qu'en 1993. Ces 100 premières ETN représentent plus de 16% du Produit Mondial Brut, mais elles emploient moins de douze millions de personnes.

Les deux-tiers au moins de tous les investissements sont consacrés aux rachats et aux fusions, ce qui se traduisent le plus souvent par des pertes d'emploi. Il est inutile de compter sur ces entreprises pour fournir un niveau de vie décent à tous ceux qui veulent s'incorporer dans l'économie mondiale. Dans aucun pays, sauf peut-être Singapour ou Hong Kong, les compagnies transnationales ne fournissent plus de 1% des emplois. Et on ne peut pas géne_aliser au reste de la planète l'expérience des premiers dragons--Corée, Taiwan, Singapour, Hong Kong--avec une population totale de 65 millions d'habitants.

J'arrive enfin au deuxième terme du titre de cette conférence, à savoir la solicarité. Vous avez déjà compris que le contexte de la mondialisation où tous sont en concurrence avec tous n'est pas très favorable à la pratique de la solidarité Nord-Sud. La baisse accélérée de l'Aide Publique au Développement n'arrange rien. En plus, dans le Nord, des gens ordinaires sont de plus en plus soumis à l'emploi temporaire, la précarité; ils sont aux prises avec le chômage, l'avenir paraît souvent incertain et bouché pour leurs enfants. Ils peuvent avoir de ce fait beaucoup moins de temps et d'argent pour des activités de solidarité, ou même de sympathie pour les habitants du Sud.

Il faut bien admettre aussi que les pays du Sud ont été morcellés, atomisés, surtout à travers la dette et l'ajustement. Plus aucune organisation ne porte leur voix collective; le Mouvement des Non-Alignés ou le Groupe des 77 ne sont plus que de vagues souvenirs. Il ne faut pas se bercer d'illusions: le système de la mondialisation a été conçu et organisé pour profiter aux mieux placés au Nord et au Sud. Il ne va pas tout d'un coup oublier l'intérêt de ces élites pour se préoccuper de la majorité pauvre. Etant donné toutes les difficultés structurelles, tous les obstacles économiques et politiques à la pratique de la solidarité active, je ne suis pas loin de voir dans les participants au Forum de l'UNITE des Héros et des Héroines.

Je sais que votre souci est de mieux pratiquer votre métier d'échange qui, pour la plupart d'entre vous, est temporaire. Je vous ai donné beaucoup de mauvaises nouvelles parce que la réalité n'est pas brillante--maintenant je voudrais vous en donner quelques bonnes.

Les bonnes nouvelles sont de plusieurs ordres. D'abord, la crise qui sévit depuis quatre ans dans tant de pays démontre bien que ceux qui prétendent être les gestionnaires de l'économie mondiale se sont complètement trompés. Les gens de DAVOS ont de graves lacunes. Ils ont peur, "They don't know what they're doing"--ils ne contrôlent pas la situation. Dites cela comme vous voulez--cela ouvre l'espace pour le débat et pour le défi. Enfin le mur de l'arrogance est franchi et on peut parler de manières différentes d'organiser l'économie. C'est un espace politique qui s'ouvre et qu'il faut occuper tout de suite.

Autre bonne nouvelle, il y a enfin du mouvement sur le front de la dette. Même le FMI admet en privé aujourd'hui que la dette des pays les plus pauvres ne sera jamais payé et que cela n'a d'ailleurs aucune importance pour l'économie mondiale. Ce dossier de la dette est repris en vue du millénnaire par des campagnes Jubilee 2000 un peu partout. J'encourage les volontaires à regarder de près sur place dans les pays où ils résident quel est l'impact concret de la dette et à communiquer ces informations aux campagnes dans le Nord. Il faut aussi porter dans le Sud les nouvelles de ce qui se fait au Nord, et lier aux maximum les actions de part et d'autre.

Les volontaires peuvent utiliser leur place d'insider, de connaisseur du Nord pour expliquer aux gens dans les pays où ils résident pourquoi la dette les appauvrit encore plus, étudier avec eux la situation concrète locale et partir de là pour donner les outils d'analyse permettant aux gens de comprendre plus en profondeur leur propre situation.

Mais prudence aussi: Les ONGs, du Nord ou du Sud, sont de plus en plus utilisées dans les pays endettés pour recoller les morceaux et pour réparer les dégâts de l'Ajustement Structurel. Il faudrait au moins documenter l'usage que l'on fait de vous. Même si vous acceptez d'être exploités à cette fin, à pallier aux politiques du FMI, faites-le au moins en connaissance de cause et faites-le savoir.

Franchement, je n'aime pas beaucoup "l'humanitaire" car il est à sens unique. On ne peut pas imaginer les Nicaraguayens débarquant pour aider les Européens à la suite d'une inondation ou d'un ouragan. Il est naturellement utile d'avoir du personnel, en partie du personnel militaire, spécialisé dans les secours d'urgence post-catastrophes, mais nous parlons ici, je crois, de solidarité, c'est à dire d'une route à deux voies.

Si l'on s'intéresse à la solidarité et non pas à l'humanitaire ou à la charité, je ne vois pas l'intérêt de partir dans un pays du Sud auprès d'une communauté quelconque, à moins de pouvoir apporter aux membres de cette communauté quelquechose auquel ils n'auraient pas accès autrement. Je comprend qu'il est peut-être difficile d'identifier la demande. Mais pourquoi partir si l'on ne sait rien faire? La bonne volonté ne suffit pas. Si l'on ne sait rien faire, on risque au mieux d'imiter, de faire en beaucoup moins bien que ce que les habitants savent déjà parfaitement faire tout seuls.

Cela ressemblerait dangereusement à de la thérapie pour soi-même. Serait-on présent uniquement pour des raisons égoistes, pour laver je ne sais quelle culpabilité ou contribuer à je ne sais quel "développement personnel"? Je n'ai pas envie de m'embarquer dans la psychanalyse, et j'espère que cette remarque ne concerne personne ici, mais je ne vois pas pourquoi l'on aurait honte de savoir faire quelque chose et de l'apprendre aux autres. Je n'ai jamais rencontré des gens intelligents qui n'aimaient pas apprendre. Pas de fausse modestie donc, si vous avez des connaissances utiles. Transmettez-les.

Autre très bonne nouvelle: on peut gagner des batailles maintenant parce que l'on dispose des mêmes armes que l'adversaire, en particulier l'information. J'ai été très imbriqué dans le mouvement en France et dans le monde contre l'AMI, ce traité scélerat qui aurait mis un pieu dans le coeur de la démocracie. Nous avons, du moins momentanément, gagné. A travers cette lutte, j'ai compris qu'il n'est plus du tout utopique que de s'organiser internationalement autour de préoccupations communes. C'est en tous cas facile dans les villes et presque toute les organisations du Sud peuvent désormais trouver ou se faire offrir un équipement informatique de base. Et c'est très rentable politiquement. Autrefois, seules les entreprises transnationales--à la rigueur des gouvernements--avaient accès à autant d'informations aussi rapidement. La guerrilla de réseau est devenue réalité.

Aidez donc à construire des réseaux. Trouvez quelque part un ordinateur et apprenez à ceux qui vous entourent comment on se sert de l'internet et du courrier électronique, même s'il n'y a de courant que deux heures par jour. Même si la plupart des habitants de savent pas lire: ils auront alors peut-être envie d'apprendre et en tous cas que leurs enfants apprennent. Il faut avoir assez de respect des gens pour utiliser les techniques de pointe.

Mettez en place votre réseau en travaillant avec d'autres volontaires, d'abord à l'intérieur du pays où vous vous trouvez; ensuite entre pays d'une même région, ensuite sur la terre entière. Apprenez aux gens comment ils peuvent s'organiser eux-mêmes, se connecter à d'autres, pour gérer leurs propres réseaux. Le mieux est peut-être de commencer avec le gamins, pour que les parents en soient fiers, et aient envie de pouvoir les suivre.

J'ai appris dans l'un des documents préparatoires à ce séminaire que 750.000 Africains diplômés exercent leur métier à l'étranger; que tous les ans 60% des diplômés de médecine de l'Université de Lagon, au Ghana, émigrent immédiatement après l'obtention de leur diplôme aux USA, au Canada ou en Australie. Voilà au moins des gens qui comprennent comment fonctionne la mondialisation. Tu as un diplôme, tu te vends au plus offrant, tant pis si tes frais de scolarité ont été assumés par ton pays d'origine, tant pis pour ton peuple. Ils sont alors remplacés par de gentils volontaires occidentaux.

Permetttez-moi de trouver ces comportements honteux. Ayant constaté cela, je crois que j'essayerais d'organiser tous les coopérants de tous les services de coopération de tous les pays "envoyants" pour exiger que le Ghana oblige ses diplômés de sciences médicales à pratiquer au minimum cinq ans chez eux. Et ainsi de suite, dans d'autres pays, dans d'autres domaines. Sinon, plus de volontaires, plus de budgets de coopération. Ce n'est pas parce qu'on a utilisé la "conditionalité" pour le traitement de la dette qu'il ne faille pas l'utiliser contre les méfaits de la mondialisation. Je ne comprends pas le refus de juger les élites des pays pauvres, ou alors c'est du racisme à l'envers.

Je ne conçois pas non plus de "valeurs asiatiques" ou autres qui feraient dire à un ouvrier ou à une ouvrière qu'il ou elle a envie de travailler 12 heures par jour dans des conditions épouvantables pour faire plaisir à son patron ou au dictateur de son pays. Le volontaire a pour devoir aussi de faire connâitre ces conditions, à faire entendre la voix de ceux que les dirigeants de leurs pays, ou de nos pays, étouffent.

Mais il y a une autre honte: le ministre de l'éducation d'un pays de l'Amérique latine m'a dit il y une dizaine d'années que de tous les étudiants occidentaux qui venaient faire des recherches dans son pays, il n'y avait pas un sur dix qui envoyait un seul exemplaire de sa thèse à une université ou à une bibliothèque du pays.

Ce n'est evidemment pas, hélas, la seule manière d'exploiter les gens et leurs connaissances pour son seul profit. Si j'allais dans le Sud, je crois que je chercherais à aider les gens à comprendre que leurs connaissances sont utiles et ont une valeur universelle. Les entreprises transnationales s'arrachent à présent leurs connaissances agricoles, médicales ou entomologiques et il faut expliquer aux gens qu'ils doivent faire attention à qui ils livrent des savoirs qui valent de l'or.

Voilà que je me suis laissée aller à faire ce que j'avais promis de ne pas faire; c'est à dire à vous apprendre votre métier. Pour conclure, je voudrais vous dire deux mots sur la manière dont je conçois mon métier à moi, parce qu'en tant que volontaires, vous aller pratiquer tous d'une manière ou d'une autre le métier de chercheur. Un chercheur est quelqu'un qui essaie de comprendre les phénomènes, qui écrit et qui parle en public. A quoi sert-il? Si on fait son métier dans la solidarité, je crois qu'on essaie de produire et de diffuser des connaissances et des analyses utiles au mouvement social, pour l'aider à changer les structures injustes.

Si j'avais la conduite des affaires, j'obligerais tous les volontaires à passer deux fois plus de temps dans leurs pays d'origine que dans le pays du Sud, à faire par exemple de l'éducation et du lobbying contre la dette ou en faveur du commerce équitable dans les supermarchés ou des recherches sur les traités bilatéraux d'investissement--tout ce que l'on voudra, mais quelque chose d'utile pour ceux auprès de qui on a vécu et qu'ils ne peuvent faire eux-mêmes.

Si on mondialise, alors mondialisons tout; mondialisons les connaissances et les réseaux d'information et les droits de l'homme. Le volontaire est un ambassadeur, soit, mais d'un genre particulier, car il doit déranger, il doit critiquer les politiques, il doit refuser les structures injustes non seulement dans le pays où il se rend mais chez lui et sur le plan international . Il doit avant tout travailler tous les jours, de toutes ses forces, pour qu'il n'y ait plus besoin de volontaires.

Merci.

SUSAN GEORGE

Genève, le 19 Juin 1999

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