Entretien avec Edward Goldsmith
Quand et pourquoi êtes-vous devenu écologiste ?
Edward Goldsmith : Nous sommes en train de détruire notre planète à une telle allure que la survie même de notre espèce est maintenant sérieusement menacée. Dans ces conditions, la question qu'il faut poser est "pourquoi est-ce que tout le monde n'est pas écologiste ?".
Mais précisément, il y a eu quand même un déclic, une prise de conscience à un moment donné chez vous. Qu'est-ce qui est à l'origine de ce déclic ?
E.G. : Il s'agit bien d'une prise de conscience, et même d'une conversion; mais dans mon cas il s'agit d'une conversion graduelle. Petit à petit, je me suis rendu compte que nous détruisions le monde, et que ce n'était pas normal. Que la société traditionnelle était beaucoup moins destructrice que la nôtre. Que c'était donc notre société moderne, industrielle, qu'il fallait mettre en cause. Il ne s'agit donc pas d'une crise de l'environnement, mais d'une crise de notre société indus-trielle. Cette société qui a décidé de maximiser le dévelop-pement économique, que nous identifions avec le progrès, ne peut mener qu'à la destruction de notre planète. Il faut donc la rejeter et revenir à une société qui a beaucoup plus en commun avec la société traditionnelle. Je me suis rendu compte de ceci en 1967, et j'ai créé The Ecologist en 1969.
Oui, avec Peter Bunyard...
E.G. : Peter Bunyard était l'un des créateurs. Je faisais partie d'un petit groupe de personnes qui voulait faire quelque chose pour protéger ce qui restait des tribus indigènes d'Amazonie. Nous avons créé un organisme qui s'appelle maintenant "Survival International", et c'est lors des réu-nions de ce petit groupe que j'ai rencontré des personnes avec qui j'ai créé The Ecologist. Nous nous sommes rendu compte qu'avec le développement économique, les tribus d'Amazonie, comme tous les peuples indigènes, la société toute entière, et l'environnement naturel étaient nécessaire-ment condamnés. Qu'il n'y avait qu'un problème au monde, c'était le progrès.
Quel a été l'écho de cette revue ?
E.G. : Je m'apprêtais à vendre 35000 exemplaires dès le premier numéro, mais les ventes se sont stabilisées très vite autour de 7-8000. Puis elles ont baissé à 3000, où nous sommes restés pendant longtemps. Et maintenant, après 25 ans, nous sommes à 9000, dont 3000 en Amérique, distri-bués par la MIT press, 3000 en Angleterre et 3000 dans le reste du monde. Donc il s'agit d'une revue à tirage très limité, et qui se vend surtout par abonnement. La moitié des revues est vendue aux universités et à d'autres institutions. Nous comptons parmi nos lecteurs pas mal de gens influents. De ce fait, The Ecologist a peut-être plus d'influence qu'on pourrait le supposer.
Quel est le bilan de The Ecologist ? Est-ce que vous avez le sentiment que les idées formulées dans The Ecologist ont trouvé des relais ?
E.G. : Quand j'ai créé cette revue je constatais bien que tout ce que faisaient les autorités publiques allait à l'encontre de l'intérêt de la population, en général, mais je pensais que c'était parce que les gouvernants ignoraient les conséquences de leurs actes. J'en concluais alors qu'il s'agissait tout sim-plement de mettre les élites au courant pour qu'elles chan-gent d'orientation, ce qui, vous en conviendrez, était assez naïf. En vérité, les politiciens en général se moquent pas mal des conséquences sociales et écologiques de leurs actions. Comme l'a démontré Pierre Clastres, "lEtat est l'ennemi de la société". Il ne peut augmenter son pouvoir qu'en détruisant les structures sociales, donc en réduisant la société à une vaste masse anonyme d'individus incapable de se diriger elle-même. La préoccupation principale du politicien n'est pas de résoudre les problèmes auxquels est confrontée la population. Il ne fait que semblant de s'y intéresser. Sa pré-occupation réelle est de rester au pouvoir et de satisfaire ses ambitions personnelles et celles de ses amis. De plus en plus souvent, il doit défendre prioritairement les intérêts des grandes sociétés commerciales dont il dépend pour se main-tenir au pouvoir. Ce n'est donc pas la peine de perdre son temps à essayer de le convaincre.
Certes, nous avons réussi jusqu'à un certain point à éveiller la conscience de certains, mais dire que nous avons changé les choses, non! Le mouvement écologiste n'a eu aucun pouvoir pour enrayer l'involution en cours. Les forces de la destruction sont beaucoup plus puissantes aujourd'hui qu'elles ne l'ont jamais été. En 1969, le monde était encore en assez bon état, en comparaison de ce qu'il est aujourd'hui. Nous avons fait plus de dégâts en 30 ans que depuis que l'homme existe sur Terre. C'est affolant ce que l'on a fait en 30 ans, Alors si on remonte à 40 ou 50 ans...Il n'y avait pas de centrales nucléaires et très peu de grand barrages, qui sont très destructeurs. Il n'y avait pas de pesticides de synthèse, ni de CFC qui détruisent la couche d'ozone, on utilisait à peine les engrais artificiels et pas encore les fibres artificielles. Les forêts de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud étaient presque intactes. L'Asie du Sud Ouest, les pays comme les Philippines et le Malaisie étaient à 70% boisés. Maintenant ils ne le sont plus qu'à 4 à 5%, et ce qui reste va disparaître dans les années qui viennent. Même le Kerala en Inde était boisé à presque 50%, ainsi que le Sri Lanka.
Que pensez-vous du positionnement de l'écologie sur l'échiquier politique ? Certains voient l'écologie à gauche, d'autres voient l'écologie à droite, qu'en pensez-vous ?
E.G. : Aussi bien en France qu'en Angleterre et en Allema-gne, les Verts ont tendance à s'allier avec la gauche, parce que la gauche est considérée comme étant moins liée avec les grandes sociétés multinationales, et donc susceptible de protéger les intérêts du peuple. Or, à mon avis, ceci va chan-ger, pour la bonne et simple raison qu'il n'y a presque plus de différence entre la gauche et la droite, et ceci aussi bien en France qu'en Angleterre et en Amérique. Les deux ont adopté comme priorité la maximisation du développement économique, ce qui, dans les conditions actuelles va con-duire, tout d'abord au développement d'une économie glo-bale basée sur le libre-échange et dominée par les grandes sociétés transnationales et en même temps à l'accélération de la nouvelle révolution industrielle basée sur l'emploi de plus en plus fréquent de l'ordinateur.
Ce programme, pour des raisons qui deviennent de plus en plus évidentes, ne peut mener qu'à l'accroissement du chô-mage, à la désagrégation sociale et à la poursuite de la des-truction de notre environnement.
Ce qui est important, c'est que les différents secteurs sociaux qui vont êtres marginalisés par ce programme, c'est-à-dire les paysans, les boutiquiers, les petits chefs d'entreprises, une grande partie de la classe ouvrière, et les cadres victimes du Re-Engineering et du Downsizing, ne seront plus représen-tés politiquement. Il va sans dire que c'est une question de temps, avant qu'un parti ne soit créé pour représenter tous ces différents secteurs de la société marginalisés par l'éco-nomie globale, ainsi que ceux qui sont soucieux de préserver ce qui reste de notre société, de sa culture, et de son envi-ronnement naturel. Le prochain clivage politique sera entre les partis favorables à l'économie globale, et ceux favorables à l'économie locale et communautaire. Bien évidemment j'espère que les écologistes joueront un rôle clef dans la création de ce dernier parti, qui pourra être une fédération de partis alliés.
Vous semblez souvent mettre l'économie à la tête du changement que vous souhaitez. En cela vous ne vous distinguez pas beaucoup des libéraux ou des modernes qui considèrent eux aussi l'économie comme le moteur de la société .
E.G. : Dans une société normale, c'est-à-dire dans une socié-té traditionnelle, dans laquelle 95% des hommes ont vécu au cours des siècles, il n'y avait même pas de mot pour l'éco-nomie, elle faisait partie intégrante de la société. L'objet de l'économie, ce n'était pas de maximiserde faux besoins, mais de satisfaire les véritables besoins de la communauté, et le rôle des activités économiques était de créer une société stable.
Le livre clef sur ce sujet, c'est "la Grande Transfor-mation" de Karl Polanyi, publié je crois en 1944. Dans son livre, Polanyi explique comment aussi bien dans une société tribale que dans une société paysanne traditionnelle, l'éco-nomie était enchâssée ou imbriquée dans les rapports so-ciaux, les hommes et les femmes s'engagaient dans des ac-tivités économiques, non pour satisfaire des besoins stricte-ment économiques, mais plutôt pour remplir des obligations familiales et communautaires, pour augmenter leur prestige auprès des autres membres de leur communauté. L'accumu-lation des biens matériels n'avait de valeur pour eux que dans la mesure ou cela leur permettait d'atteindre ces buts priori-taires. De ce fait l'économie était soumise au contrôle social, tandis qu'aujourd'hui, c'est plutôt le contraire. Mr. Mitterand plutôt que d'être le symbole vivant de la société française et le gardien de ses coutumes, n'est plus qu'une sorte de prési-dent-directeur-général d'une entreprise commerciale qui s'appelle la France. Et ça , c'est tout à fait intolérable. Dans une société capable de satisfaire les vrais besoins de ses membres, et d'une façon durable, l'économie doit être systé-matiquement subordonnée aux impératifs sociaux, écologiques et moraux.
Alors selon vous, qu'est-ce que recherche l'homme ? C'est le bonheur peut-être, mais quel type de bonheur ? Parce que tout est parti de là finalement...
E.G. : Tous les êtres vivants, y compris les hommes, sont adaptés biologiquement, et cognitivement aux conditions dans lesquelles ils ont évolué au cours des millénaires, et dans leurs milieux de développement. Tout le monde ac-cepte l'idée qu'un tigre est mieux adapté à vivre dans une jungle que dans un hôtel particulier à Neuilly, et que les truites sont mieux adaptées à vivre dans une rivière que dans la jungle où habite le tigre. Il n'y a absolument aucune raison pour que ce principe ne s'applique pas aussi bien à l'homme. Or, si on modifie ces conditions, il se crée des déséquilibres correspondants. C'est la thèse de Stephen Boyden, biologiste à l'Australien National University de Canberra. Pour lui, les symptômes de ce mal-ajustement biologiques sont les "maladies de civilisation", c'est-à-dire le cancer, la sclérose, le diabète, les varices et les caries dentaires. Autant de ma-ladies dont l'incidence est extrêmement faible dans les socié-tés dites primitives et ne cessent d'augmenter avec le progrès scientifique, technologique et industriel.
Il ne faut pas oublier que pendant la quasi-totalité de notre évolution, on a vécu dans des unités familiales et communautaires extrêmement cohésives. Or, avec ce que lon nomme progrès, les appartenances sociales de base se sont désagrégées, et nous vivons aujourdhui dans des socié-tés parfaitement atomisées. Il en résulte forcément une autre série de " mal ajustements sociaux " dont les symptômes sont la délinquance, la criminalité, lalcoolisme, la drogue, la schizophrénie et les suicides, auxquels se livrent des popu-lations désespérées, incapables de sadapter à un milieu social intolérable.
En somme, selon moi, le bonheur consiste à mener le genre de vie auquel nous avons été adaptés pendant lévolution, cest-à-dire dans une culture, dans un cadre biologique et social qui se rapproche le plus de celui dans lequel nous avons évolué. De pouvoir mener ce genre de vie, devrait être, et de très loin, le plus important des droits de lhomme.
S il y a quelque chose qui se dégage de ce que vous dites, cest quil faut en revenir à des unités de fonctionnement qui soient à dimension humaine. Mais pratiquement, aujourdhui, comment voyez-vous ce recours à la famille et à la communauté aujourdhui ?
E.G. : Ceux qui prêchent la reconstitution de la famille et la défense de la communauté sont en effet surtout des gens de droite. Or, ces mêmes personnes sont favorables à léconomie globale, qui ne peut quavoir leffet contraire. La raison en est que le développement économique entraîne lusurpation des fonctions qui ont été remplies jusquici en famille et en communauté, par des sociétés commerciales et des institutions dEtat. Presque tout ce qui nétait pas fait par la famille était fait au niveau de la communauté. Le com-merce avec la communauté voisine, même avec les pays voisins existait naturellement, et cela jouait un rôle très souvent positif. Aujourdhui il ny a presque plus rien qui soit fait dans la famille, même pas la cuisine, une grande partie des plats sont achetés tout cuisinés, et de plus en plus de gens mangent dans les Fast-food.
Quant à la communauté, elle nest plus aujourdhui quune expression géographique. Dans de telles conditions il est parfaitement logique que ces deux unités sociales clés se désagrègent à vue doeil. Pour moi la grande priorité au-jourdhui devrait être de les reconstituer, et la première chose à faire pour cela, eh bien cest de leur redonner des fonctions, or nous allons dans la direction inverse. LEtat qui a pris un temps le relais de la communauté est en train de se désagréger, et nest plus capable de remplir les tâches quil assumait ces dernières décennies. Il faut donc remettre en état lorgane qui auparavant avait assumé ces tâches. Et quel est cet organe ? Il ny en a jamais eu quun seul, cest la famille, et la communauté qui est une famille de familles. Cest la seule façon de créer une vraie démocratie et déviter une forme de gouvernement totalitaire. Ce que je dis nest pas nouveau, cétait la thèse principale dAristote dans " La Politique ".
Vous disiez récemment quune des raisons pour lesquelles il fallait permettre aux communautés de se reconstituer, était parce quelles sont le seul niveau à partir duquel on puisse maintenir lordre social ...
E.G.: Oui, en effet, seule lopinion publique reflétant les valeurs traditionnelles, alimenté par " le potin méchant " est capable de maintenir lordre publique. Ceci nest possible que dans une communauté cohésive. Dans une grande ville, les gens sont largement à labri de lopinion publique. Ils font ce quils veulent. Ce qui est sûr, cest que ce nest pas en multipliant les policiers ou en construisant de plus en plus de prisons que lon peut maintenir lordre. Aux Etats-Unis, il y a maintenant un million de personnes en prison, et ce nest pas ça qui vous permet de vous promener indemne la nuit à Detroit ou au South Bronx.
Il sagit donc de reformer des ensembles commu-nautaire à dimension humaine. Est-ce quune Région, - en admettant que ce soit une bonne dimension - ne de-viendrait pas ipso-facto une proie facile pour des sociétés transnationales ?
E.G. : Cest absolument vrai, mais ceci dit, il est parfaite-ment évident que nous ne pouvons pas cohabiter sur cette planète avec les Multinationales, ce nest pas possible. Sil y a aujourdhui un conflit entre les intérêts des gouvernants et celui des gouvernés dans la plupart des pseudo-démocraties modernes, il y a une incompatibilité flagrante entre les inté-rêts des multinationales et ceux de lhumanité et de toutes les formes de vie sur la planète.
Ceci est évident puisque les Multinationales cherchent sys-tématiquement à soumettre toute considération sociale et écologique, à leurs propres intérêts à court terme.
Ca cest évident, nous ne pouvons pas cohabiter avec ces Multinationales, ça nest pas possible. Ces sociétés ne sont plus contrôlables, parce quelles ne dépendent plus daucun gouvernement, daucune communauté. La société PECHI-NEY dont ont prétend quelle est française, peut être allemande demain, américaine, ou japonaise, que sais-je ?
Regardez par exemple en Inde, Lannée dernière, près de 500 000 paysans Hindous ont incendié le quartier général de la société CARGHILL à Bangalore, la capitale du Karnataka. Carghill est une société transnationale énorme. Une des trois ou quatre sociétés qui contrôlent le marché mondial des céréales. Elle voulait imposer aux paysans du Karnataka ses semences hybrides et brevetées.
Le brevetage des semences est un acte de criminalité mons-trueux. Cela va probablement obliger les paysans des pays du Tiers-Monde à payer des dizaines de milliards de dollars par an de redevances à quelques sociétés chimiques internationa-les. Les paysans qui ont toujours mis de côté leurs semences ne peuvent plus le faire. Il faut quils les rachètent tous les ans à des prix ahurissants. Par dessus le marché, ces semen-ces ne donnent de bons résultats que lorsquils sont utilisés avec les engrais et les pesticides, souvent produis par ces mêmes sociétés transnationales. Ce qui est encore plus dé-ment, cest que les paysans sont très souvent forcés par létat de les utiliser. Ce nest pas tolérable.
Mais si lEtat perd son pouvoir, quelle sera la force qui pourra sopposer à ces transnationales ?
E.G. : Il y aura des réactions, et il y en a déjà. Ces réactions prendront beaucoup de formes différentes. Les gens réagi-ront aux urnes. Déjà aux dernières élections au Canada, le gouvernement conservateur a été presque anéanti, et ceci, parce quils sest associé à la signature du traités de libre-échange entre le Canada et lAmérique auquel beaucoup de Canadiens ont attribué laugmentation du chômage et lappauvrissement accru de ces dernières années. Cela doit mener à de plus en plus dactions directes comme celle qui a eu lieu au Karnataka, à des révoltes armées, comme au Mexique, etc.
La réaction qui sera la plus répandue, cest lorganisation des personnes au niveau local, Ca cest lespoir ! ça cest lavenir ! La création de léconomie paral-lèle au niveau local. Dans un article du Monde Diplomatique de lannée dernière, on nous signalait que dici quelques années, léconomie formelle en Côte dIvoire ne fournirait plus que 6% des emplois. Il va sans dire que dans de telles conditions, très peu de gens pourront sapprovisionner dans les magasins et les centres dachats de léconomie formelle. Ils seront donc marginalisés, et les gens seront forcés de sorganiser entre eux pour assurer leur subsistance. Les éco-nomies locales vont donc se créer spontanément et elles fourniront une infrastructure économique à des communau-tés qui petit à petit se développeront. Celles ci seront de plus en plus en mesure de boycotter des produits des sociétés transnationales les plus irresponsables. Ils pourront lutter beaucoup plus efficacement contre les transnationales.
On a le sentiment à la lecture de votre livre, que lécologie est radicalement conservatrice, au sens ou lentendait Burke qui disait " Le conservatisme est un rapport de partenaire entre les morts, les vivants et les non nés " . Quen pensez-vous ?
E.G. : Burke a dit ça ?
Oui il a dit ça.
E.G. : Et bien il remonte dans mon estime ! Je croix que tous les anthropologues sérieux savent que les communautés traditionnelles sont constituées par les morts, les vivants et les non-nés. Il y a une continuité totale. Tandis que dans la société moderne nous sommes autant isolés de nos ancêtres et de nos descendants que nous le sommes de nos voisins. Notre société est donc atomisée aussi bien dans le temps que dans lespace. La société traditionnelle était au contraire structurée temporellement et spatialement.
Personnellement je suis conservateur dans le sens où je crois à la famille, à la communauté, à la tradition, et à limportance de la religion. Ceux qui se disent conservateurs aujourdhui, tel que le gouvernement actuel en Angleterre, sont au contraire des radicaux dans la mesure où ils favori-sent le progrès scientifique, technologique et industriel. Ils favorisent ce qui nous mène aujourdhui à une économie globale, qui par sa nature même ne peut que détruire ce qui reste de la famille, de la communauté, de la religion tradi-tionnelle et de lenvironnement. Comment peut-on être libéral et conservateur ?
Cest entendu, il y a une dimension conservatrice dans votre livre, mais il y a aussi une dimension fran-chement " révolutionnaire " au sens étymologique du terme : " Révolution, retour à lorigine ".
E.G. : Oui, mais pour moi les deux sont parfaitement com-patibles. Je naccepte pas la notion moderne du progrès. Je crois que ce progrès dont on nous rebat les oreilles est la source de nos problèmes. Même lexplosion démographique est attribuable au progrès. Cest une chose quon peut véri-fier empiriquement. Il va sans dire que si on incrimine la société moderne comme étant la source de tous nos problè-mes, une société où lon pense quon ne pourra résoudre ces problèmes que par le seul développement de la science, de la technologie et de lindustrie lourde, on court forcément le risque dêtre considéré comme radical ou même comme révolutionnaire.
Ne vous considérez-vous pas un peu comme passéiste?
E.G. : Je suis tout ce quil y a de plus passéiste. Si on veut revenir à une économie locale basée sur la famille et la communauté, il faut avant tout se rendre compte que près de 95% des hommes qui ont vécu sur cette planète ont vécu dans une telle société. Leur expérience est donc capitale. On ne peut pas ignorer la pertinence de lhomme traditionnel, cest pour moi dune présomption intolérable . Ce qui est vrai toutefois, cest quon ne pourra jamais reconstituer le passé de toutes pièces, mais on est bien forcé de regarder le passé pour comprendre le présent. Et si on le regarde, on voit que lon ne peut pas se passer de la tradition. Lexpérience de ces 150 dernières années nous a marqué indelebilement, mais nous sommes bien forcés de nous inspirer du passé.
Il sagit de faire " recours à " plutôt que de faire " retour à "...
E.G. : Absolument.
Vous semblez établir dans votre livre une diffé-rence entre le progrès, sous entendu moderne, exoso-matique et aléatoire, et lévolution ou processus Gaïen, orienté et endosomatique. Vous considérez que le pro-grès est anti-évolutif et cest dailleurs le titre de lun de vos chapitres (Ch. 64). Le silex nest il pas une évolu-tion exosomatique, destinée à suppléer à un manque darme naturelle, de griffes, de dents? Le vêtement, la peau de bête de nos ancêtres vernaculai-res nétaient-ils pas aussi une évolution exosomatique ? Les hommes organiquement dépourvus ne sont-ils pas inaptes à vivre dans des conditions véritablement natu-relles, et ne sont-ils pas de par là même contrains de transformer leur milieu pour ladapter à leurs propres fins ? Enfin, la maison, le feu, les armes, le vêtement ou le champ de blé, ne participent-ils pas eux aussi de ce que vous nommez la technosphère, que vous opposez à la Biosphère ?
E.G. : Dabord ces termes ne sont pas les miens. Ils sont utilisés par des scientifiques que je critique, en particulier Sir Peter Medawar, prix Nobel anglais de médecine, et en même temps un important philosophe de la science. Dans mon chapitre sur la technologie jessaie de démontrer que dans une société vernaculaire la technologie, comme léconomie sont soumis à un contrôle social. De ce fait, la technologie adoptée est celle dont lutilisation est justifiée par sa vision du monde particulière, celle aussi qui est com-patible avec le maintien de sa structure sociale, de son envi-ronnement naturel, et tous les autres aspects de son compor-tement social. Pour cela une société vernaculaire peut conti-nuer à exploiter des techniques que nous considérons comme primitives, tout en étant parfaitement au courant de lexistence de techniques plus évoluées chez ses voisins.
Dans les sociétés modernes la technique est adoptée en fonction de critères de productivité, dutilité ou de maximi-sation du bien-être, et sans se soumettre au contrôle social et écologique. Le développement de lautomobile, du télévi-seur et de lordinateur, ainsi que les bombes atomiques en sont des exemples frappants. Il sagit dun phénomène qui ne peut avoir lieu que dans une société atomisée, où il ny a plus de contrôle social et écologique. Cela est pour moi la grande différence quil faut faire entre lévolution et le pro-grès que je qualifie danti-évolution. La distinction entre le progrès endosomatique et le progrès exosomatique est inac-ceptable pour deux raisons. Dabord elle essaie de nous faire croire que le progrès et lévolution font partie du même processus, alors que le progrès est le contraire de lévolution, puisquil est responsable de la destruction systématique de la biosphère qui est le produit de lévolution. De la même façon, cela masque la différence essentielle entre un déve-loppement technologique ordonné, cest-à-dire sous contrôle social, et dautre part un développement technologique anar-chique, hors de contrôle social.
Ny a til pas une possibilité dutiliser la techni-que pour lutter contre cette évolution, lorsque la techni-que regagne le domaine du particulier, elle nest plus contrôlable par lEtat ou par quelque multinationale que ce soit, elle échappe à tout contrôle. La technique ne peut-elle être une arme à la disposition dun projet global dorganisation locale ?
E.G. : Cest juste, mais noublions pas quà chaque fois que nous utilisons ces moyens techniques pour nos propres be-soins, les transnationales en font une utilisation à une échelle incomparablement plus importante que nous. Noubliez pas que sans les moyens de transport et de communications modernes, il ny a pas déconomie globale.
Votre livre invite à remettre en cause tous les postulats théoriques fondamentaux de la science et de la philosophie de la modernité. Or, je souhaiterais revenir sur quelques notions fondamentales que vous dégagez et par ailleurs sur celles que vous remettez en cause. La principale me semble être la notion de causalité que vous rejetez en bloc, et à laquelle vous substituez la notion dintentionnalité...
E.G. : La notion de cause et deffet, est une notion simpliste et réductionniste, dérivée des sciences physiques, et inutili-sable pour comprendre réellement les comportements au niveau dun organisme biologique, dune société ou dun écosystème.
Dans le domaine de la santé, on dit, ces gens là ont des symptômes, alors on va rechercher la cause de ces symptômes, on recherche en fait quelque chose contre lequel on va livrer une guerre. Il faut éliminer la cause, donc il faut trouver la cause. Si cest un microbe, il faut mener la guerre contre le microbe, si cest la tumeur, il faut éliminer la tu-meur, si cest un virus, il faut mener la guerre contre le virus, etc. On dit que la cause doit précéder leffet dans le temps, mais ce faisant, on perd de vue tous les facteurs qui rendent ce microbe ou ce virus opérationnel. On oublie que si le système immunitaire était en bon état le microbe naurait aucun effet. On oublie que le système immunitaire a été affecté par la pollution de leau, de lair, par le stress, la pollution chimique par les aliments, etc. Il y a des tas de facteurs de ce genre qui réduisent lefficacité de notre sys-tème immunitaire et qui nous rendent vulnérables à toutes les agressions. Pasteur la dit, le microbe nest rien, le terrain est tout.
Alors pourquoi continuons nous dans cette impasse ? Eh bien parce que à partir du moment où lon met en cause le système immunitaire, il ny a pas de solution commerciale à ce problème. Au contraire : il faut réduire la pollution chimi-que, réduire la pollution de lair, trouver des rythmes de vie qui engendrent moins de stress, etc.
Il est évidemment beaucoup plus acceptable politi-quement et économiquement dinculper le microbe, puisque pour essayer de lexterminer, lindustrie pharmaceutique fournit des armes que le corps médical a été entraîné à ma-nier. Du reste cela exigerait une profonde réforme de notre industrie, notre agriculture et notre façon de vivre, qui a son tour nous forcerait à renoncer à nos priorités économiques.
Et pourtant, la notion de causalité est beaucoup moins utile que celle de lintentionnalité pour expliquer le comportement biologique, social et écologique, mais là on se heurte aux dogmes de la religion scientifique.
Dautre part, cet ensemble que vous décrivez comme doté dune intentionnalité, dans lequel lindividu sinscrit daprès vous, comment le nomme t-on et quel est le statut de lindividu dans cette ensemble?
E.G. : Le terme utilisé par Vernadsky cest la biosphère. Avant Vernadsky, il était appliqué à la mince pellicule com-posée dêtres vivants à la surface de notre planète. Beaucoup de scientifiques continuent à utiliser ce terme de cette façon. Pour Vernadsky, la biosphère était plutôt un système naturel, cest-à-dire une organisation qui est plus que la somme de ses parties constituantes.
Lovelock, nomme ce système naturel Gaïa, du nom de la déesse grecque de la Terre. Elle est un système naturel capable de maintenir son " homéostase " et donc sa stabilité, face aux changements de son environnement, comme le font dautres systèmes naturels tels que les organismes biologi-ques, les écosystèmes, si on en croit Eugène Odum, et les société vernaculaires si on en croit Roy Rappoport et Gerar-do Reichel-Dolmatoff.
Dans mon livre aussi, je lappelle Gaïa , bien que jutilise aussi le terme Ecosphère, qui a été forgé par lécologiste Américain Lamont Cole. Dans la version an-glaise de mon livre, javais distingué entre biosphère avec un petit " b " et Biosphère avec un grand " B ". Jai fini par penser que cétait maladroit, alors plutôt que dutiliser Bio-sphère, je lai remplacé par Ecosphère. Peut-être à tort. Cest certainement lopinion de mon ami Jacques Grinevald, qui connaît bien mieux cette question que moi .
Maintenant pour répondre à votre question, je con-sidère que lindividu est une partie différenciée de sa fa-mille, de sa communauté et de son écosystème et de lEcosphère. Je le dis, parce que je considère le développe-ment, aussi bien ontogénétique que phylogénétique, comme étant avant tout un processus de différenciation. De ce fait, on peut dire que le tout précède ses parties constituantes, comme les généralités de son comportement précède ses détails.
Au niveau biologique, lorganisme précède les organes et les tissus différenciés. Prenez le cas de lAmibe, elle remplit à peu près toutes les fonctions dun organisme multicellulaire. Elle maintient son homéostase face aux changements de son environnement, elle mange, elle élimine ses déchets, elle se reproduit. Tout ça avec une cellule.
Pour mener mon développement à sa conclusion logique, lécosphère à précédé tous les autres systèmes natu-rels. Les écosystèmes, les sociétés, les familles, les individus nen sont que les parties différenciées. Ce qui est sûr, cest que les parties différenciées dun système nont aucune signification en dehors de ce système. Leur rôle est dy remplir des fonctions spécialisées. Cest pour cette raison quil est impossible de comprendre un être vivant en lexaminant séparément de la hiérarchie de systèmes naturels qui constitue lécosphère ou Gaïa, et en dehors duquel il na aucune signification.
Ludwig von Bertalanffy, cite un philosophe de la science nommé Ungerer qui dit que ce qui limpressionne cest ce quen anglais nous nommons the whole maintening character. Cest-à-dire que les cellules et les organes dun tout ont un but prioritaire sur tous les autres, qui est de maintenir lidentité et lintégrité du tout. On peut poursuivre cet argument plus loin et démontrer quil sapplique égale-ment à lensemble de la hiérarchie Gaïenne de lécosphère. Bertalanffy et Ungerer ont même suggéré quon pouvait substituer à la notion de Téléologie, celle du whole mainte-ning character du comportement vivant.
Dans mon livre jessaie de démontrer que dans une société vernaculaire, tous les différents aspects du compor-tement social servent avant tout, à maintenir lintégrité de la société et même celle de lécosystème et de lécosphère.
Cest vrai en ce qui concerne le comportement économique, le choix des technologies, les comportements religieux, etc. Je qualifie ce type de comportement de " homéotélique " (du grec homéo, même, et de telos le but). Avec la désagrégation sociale, qui est linévitable consé-quence du développement économique, le comportement devient " hétérotélique " (du grec hétéro, différent et telos le but) .Cela veut dire quil sert à satisfaire les propres be-soins de lindividu, mais plus ceux des systèmes naturels dont il fait partie.. Naturellement , cest lorsque quil adopte un comportement homéotélique que les besoins réels de lhomme sont les mieux satisfaits. On garantit ainsi, plus certainement son bonheur en maintenant lintégrité de la hiérarchie Gaïenne, car de cette façon on assure la possibilité de maintenir son mode de vie dans les conditions sociales et écologiques auxquelles nous avons été adaptés par lévolution et notre culture.
Mais quelle est la place de lindividu dans une société écologiste telle que vous la concevez ?
E.G. : On essaie de nous faire croire que lindividu na sa place que dans une société atomisée, mais est-ce le cas ? Vous navez quà regarder les jeunes gens produits par la société de masse dans les pays anglophones, où la désagrégation sociale est encore plus avancée quelle ne lest en France.
Je ne trouve pas quils fassent preuve dune très grande individualité. Ils se ressemblent plutôt comme deux gouttes deau. Ils parlent de la même façon, ils shabillent de la même façon, ils écoutent la même musique, leur vision du monde est la même. Par ailleurs, on ne distingue plus entre les jeunes et les plus âgés, entre les jeunes filles et les fem-mes mariées, entre les femmes et les hommes, entre les habitants de différentes régions du pays. Autrefois ils shabillaient différemment, ils parlaient un patois différent, ils mangeaient des plats différents, ils observaient des coutumes différentes. Aujourdhui la standardisation générale entraîne de manière aussi générale la baisse de la qualité de leur vie.
La société est atomisée, cest-à-dire que ces jeunes ne sont plus membres dune famille et dune communauté définie. Ils ont perdu leurs différences. Un polynésien, ou un aborigène australien peuvent vous réciter leur arbre généa-logique jusquà la enième génération, de cette façon, on peut dire quils ont une identité. Ils sont donc de véritables indi-vidus.
Nous avons perdu le sens de ça. Comment voulez-vous préserver les individus si vous les privez de toute identité sociale ?
Propos recueillis le 25 Novembre 1994